Conte japonais #58 – La roue tourne

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Il y a bien longtemps, un moine du nom de Yukei parcourait tout le pays pour porter l’enseignement du Bouddha.

Toujours accompagné de ses deux fidèles suivants, l’homme visitait villes éloignées et hameaux lointains. La petite compagnie avait le coeur aventureux et avait ainsi exploré forêts et montagnes, ne perdant jamais courage ou foi.

Tard un après midi d’automne, Yukei et ses amis se trouvèrent près du volcan d’Adatara. Ils avaient cheminé tout le jour sans jamais croiser les cahutes d’un chasseur ou d’un bûcheron.

Les sources chaudes drapaient le ciel de brume et l’air pesant était chargé de souffre. Tout autour d’eux, une herbe épaisse, haute comme un homme, s’étendait aussi loin que portait leur regard.

Malgré le soleil couchant, les trois hommes poursuivirent leur route, bien décidés à avancer autant que possible.

La lune s’était levée, pâle et indifférente, lorsqu’enfin le serviteur de Yukei aperçut une faible lueur dans le couchant :

– Maître ! Par ici !

La lumière vacillant provenait d’un brasero dressé devant une humble cabane. Une vieille femme rabougrie filait sur le pas de la porte. Son visage buriné était ridé comme un kaki séché.

Lorsque les voyageurs éreintés s’approchèrent, son regard s’éclaira :

– Je n’attendais pas de visiteurs ! Cet endroit est tellement loin de tout. Vous devez être fourbus et affamés, entrez, entrez !

Elle se redressa au précaution, ses vieux os craquant sous son poids, et les conduisit à l’intérieur alors que Yukei et ses amis la remerciaient avec effusion.

La hutte de bois était simple et nue, juste trois murs, une chambre voilée d’une porte coulissante et un peu mais accueillant foyer. La vieille gazouilla :

–  Je suis désolée mais je ne reçois jamais personne alors je n’ai pas grand chose à vous offrir. Mais vous pouvez dormir près du feu si vous le souhaitez.

Les trois hommes avaient déjà dormi dans de bien pires conditions. Il rassurèrent leur hôtesse en souriant arguant cela leur convenait parfaitement. Et la petite assemblée se nicha près de l’âtre, échangeant plaisamment nourriture et souvenirs.

– J’ai été nourrice jadis. Mais c’était il y a bien, bien longtemps, et la vie n’a pas été tendre avec moi. Aujourd’hui je passe mes jours à filer. On ne peut pas lutter contre son karma, hein ? Je suis heureuse ainsi.

Yukei posa une main compatissante sur son épaule :

– Il n’y plus grand chose à faire pour cette vie. Mais je prierai pour que la prochaine vous soit plus douce.

La vieille femme eut un sourire pleins de larmes. Puis, tentant de reprendre contenance, elle montra le feu qui déclinait :

– Il lui faut plus de bois. Je vais aller en chercher dehors.

Elle se redressa et ouvrit la porte. Hésitant un instant, elle se tourna vers ses hôtes :

– S’il vous plaît, n’ouvrez pas ma chambre. Je suis vieille et j’ai un peu honte d’admettre qu’elle n’est pas aussi propre et rangée qu’elle ne devrait.

Yukei jura de tout son coeur, faisant tout pour mettre l’ancienne nourrice à l’aise.

Pourtant, alors que la vieille femme farfouillait dehors dans le noir, le domestique de Yukei ne parvenait pas à oublier l’étrange avertissement. Il y avait quelque chose d’étrange mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.

Assis près de l’âtre, l’homme était de plus en plus agité. Au final il n’y tint plus.

Il bondit sur ses pieds et, avant que son maître n’ait pu l’en empêcher, le domestique avait ouvert la porte.

Le regard désapprobateur de Yukei s’évanouit lorsqu’il aperçut l’intérieur de la chambre.

De montagnes d’ossements jonchaient la lugubre pièce, du sang depuis longtemps séché couvrait les murs et le sol et le lit. Les crânes couleur d’ivoire semblaient sombrement fixer les voyageurs abasourdis.

Le domestique balbutia :

– Une ogresse ! Cette vieille peau n’est rien d’autre qu’un démon qui dévore les gens ! Nous devons vite sortir d’ici !

Tous trois saisir leurs sacs à la hâte et se précipitèrent dans la nuit, prenant leurs jambes à leur cou.

Quand la vieille femme revint, elle comprit rapidement que ses hôtes n’avaient pas tenu leur promesse. Son fagot de bois s’éparpilla à ses pieds alors que son visage se tordait de colère :

– Menteurs ! Je ne vous laisserai pas emporter mon secret !

Elle bondit rageusement sur leur piste, humant l’air et grondant comme un limier.

Les hommes détalaient aussi vite que possible, mais les herbes hautes ralentissaient leur course. Et bientôt, l’un d’entre eux trébucha sur un rocher et tomba, sa cheville formant un angle étrange.

Quelque part derrière eux, l’ogresse gagnait du terrain.

Tremblant, Yukei saisit son rosaire et, fermant les yeux, il se mit à prier:

– Oh Kannon, je t’en supplie ! Viens à notre secours !

Ses compagnons se joignirent à lui, égrenant leur chapelets. Leur psalmodie s’éleva, de plus en plus forte.

L’ogresse finit par les rejoindre. Ses cheveux blancs couronnaient son visage ridé d’une crinière hirsute. Elle aboya :

– Je vais vous arracher la tête !

Montrant les dents, elle tenta de saisir Yukei. Mais le moine et ses servants continuaient à prier, les yeux clôts, la voix ferme et résolue. Et la main de l’ogresse ne saisit que le vide.

La bête hurla alors que ses membres s’effaçaient, son esprit malin s’élevant dans la nuit en un étrange brouillard. Quand il eut enfin disparut, le corps de la vieille femme s’effondra au sol, mort.

Plus tard, lorsque le soleil eut dispersé les peurs de cette terrible nuit, Yukei et ses amis recueillirent sa dépouille, légère comme une plume, et enterrèrent la vieille nourrice près de sa cahute.

Et jamais plus un voyageur ne disparut dans les mornes collines d’Adatara.


Notes :

Cette histoire relate la fin de la célèbre mégère d’Adachigahara, aussi connue sous le nom de Kurozuka (attention histoire triste et sanglante !). Le personnage de Kurozuka emprunte plusieurs motifs à des démons, comme la yamanba (sorcière des montagnes) et la  kijo/onibaba (ogresse), toutes deux monstres cannibales qui hantaient les montagnes et forêts désolées.

Cette version est similaire à cette pièce de noh. La présence du moine bouddhiste Yukei et les indices faisant ça et là référence au triste passé de Kurozuka font que cette pièce souligne le lourd poids de la roue karmique.

On trouve souvent des femmes amères ou blessées dans les histoires de fantômes japonaises. La croyance populaire voulait qu’il pousse des cornes de démons aux femmes jalouses (d’où le voile de marié Tsunokakushi qui était supposé les cacher). Dans le noh, les terribles transformations de ces femmes en démons sont symbolisées par le masque d’hannya.

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