Conte japonais #67 – Un festin de sirène

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Il y a bien longtemps, il y avait sur la côte de Wakasa un petit port florissant qui se dressait sur une mer tranquille.

Béni par des marées et un temps toujours cléments, ses pêcheurs rentraient chaque soir leurs lignes et filets pleins de poissons argentés.

Les gens du village étaient si reconnaissants de leur bonne fortune qu’ils n’oubliaient jamais de remercier les nombreux dieux de l’océan.

Chaque année, tous tiraient grand les portes de leur maisons, ouvrant leur foyers chéris aux quatre vents.

Un jour durant, chacun se réjouissait, dansant et buvant à plus soif. Et lorsque le soleil se couchait paresseusement, les pêcheurs portaient l’autel du sanctuaire dans les flots rougeoyants, rendant pour une nuit leurs dieux à la mer.

Une année, alors que la mer s’obscurcissait, un bateau comme jamais l’on en avait vu apparut sur l’horizon.

Glissant sans efforts, il s’amarra avec une grâce surnaturelle. Sur le pont se tenaient sans ciller des êtres habillés de d’écume, dont les sourires aigus dévoilaient des dents de perles.

Sans un mot, ils tendirent des mains semblables à des nageoires aux pêcheurs fascinés. Et l’un après l’autre, tous embarquèrent sur l’étrange bateau, sans un regard pour leur maisons sur le rivage.

Alors que les voiles se gonflaient comme par magie, les pêcheurs se figèrent au milieu des ondins. Partout s’étalaient plus de richesses qu’ils n’en avaient jamais vu.

Comme des mouettes affamées, les humains s’éparpillèrent, touchant avidement coraux les plus fins et abalones iridescentes, sous les regards amusés de leurs hôtes silencieux.

Alors que l’un des pêcheurs vagabondait, stupéfait, il entendit soudain des gargouillement étouffés monter depuis la cale. Curieux, il s’approcha à pas de loup… et ravala un cri.

Un ondin torse nu, la peau recouverte d’une myriade d’écailles, se dressait parmi des marmites un couteau à la main. Dans l’autre, il tenait fermement le plus bizarre des poissons.

Le bas de son corps n’était que peau d’anguille, gluante comme une algue. Mais, son autre moitié, dont le visage froissé évoquait un bébé en colère, était définitivement humaine.

Avant qu’il ait pu faire un geste, le cuisinier avait déjà évidé et découpé la sirène, jetant morceaux après morceaux sur le grill fumant.

Ecoeuré, l’homme rebroussa précipitamment chemin jusqu’à trouver ses amis dans une somptueuse salle de banquet, attablés avec les ondins devant des plateaux de nacres.

Les pêcheurs travaillaient depuis si longtemps ensemble qu’ils se connaissaient par coeur. Alors qu’il prenait place, tous remarquèrent immédiatement son visage dégoûté.

Mais déjà le festin commençait.

Les plats raffinés défilèrent, tous délicatement présentés, Les pêcheurs mangeaient avec précaution, peu habitués à certains goûts mais rechignant à déplaire à leurs hôtes. Jusqu’à ce que la viande ne soit servie.

L’homme sentit son estomac se soulever. Il leva désespérément la tête et croisa le regard de ses amis. Pointant son assiette, il secoua prudemment la tête.

Tous comprirent immédiatement. Aussi discrètement que possible, chacun prétendit engloutir la viande. Mais, d’un rapide mouvement de baguettes, il firent glisser les morceaux dans les manches de leurs kimono – jusqu’à ce que toutes les assiettes soient vides.

Les ondins ne s’aperçurent de rien. Et le reste de la nuit s’écoula sans encombre, remplie de chansons humaines et d’étranges rires feutrés.

Lorsque le ciel commença à s’éclaircir, le bateau accosta une nouvelle fois près du village. L’un après l’autre, les pêcheurs descendirent, saluant timidement les ondins qui se changeaient en brume sous les premiers rayons du soleil.

Mais dès que le bateau eut disparu, tous saisirent la viande dégoûtante qui pesait dans leurs manches et la jetèrent dans l’océan, murmurant des prières dans leurs barbes.

Tous sauf Takahashi, le plus jeune d’entre eux, qui fit simplement semblant de jeter le sien à l’eau avant de rentrer chez lui sur ses jambes avinées.

Il rangea son morceau dans une boite, en souvenir de cette étrange soirée, puis il remisa la boîte au plus profond d’un placard. Et il s’étala sur son lit, ivre mort.

Les mois passèrent. Mais un jour, comme la fille de Takahashi nettoyait la maison de fond en comble alors que son père était en mer, ses doigts agiles trouvèrent la petite boîte cachée sous le fatras.

Elle l’ouvrit avec curiosité. A l’intérieur, le morceau de viande était aussi juteux qu’au premier jour.

La fille ne put résister et n’en fit qu’une bouchée. Puis, un peu honteuse, elle remit à sa place la boite et ne souffla mot à personne de sa secrète gourmandise.

Au début, tout alla pour le mieux. La vie suivit son cours dans le petit port de pêche. La fille de Takahashi devint une jolie jeune femme et trouva bien vite un mari.

Mais alors que les années s’écoulaient, les gens commencèrent à murmurer.

Le dos du mari se courba, les enfants grandirent et pourtant, la fille elle demeurait jeune et pleine de vie. Toute une vie de dur labeur ne semblait avoir eu prise sur elle. Pire, certains juraient même avoir surpris au crépuscule sa peau briller comme la lune sur l’océan.

Ses parents moururent, puis son mari, puis ses enfants et petits enfants, pourtant elle demeurait comme figée dans le temps.

Au village, tous l’évitaient, la maudissant à demi mot lorsqu’elle croisait leur chemin, cheminant triste et solitaire et pleurant des êtres qu’elle seule avait connu et aimé.

Un jour, elle n’y tint plus. Elle rasa ses cheveux, passa un voile et disparut.

On dit que la fille que ne pouvait vieillir voyagea à travers le pays des siècles durant, tentant de trouver la paix comme nonne errante.

Et que, lorsqu’elle revint enfin sur les terres de son enfance, elle planta un camélia blanc à deux pas d’une grotte sous marine avant de sauter dans les abysses pour ne plus jamais refaire surface.

Telle fut la bénédiction de la chair de sirène.


Notes :

Ce conte relate l’enfance de Yao Bikuni, une nonne bouddhiste qui aurait vécu 800 ans – tout cela parce qu’elle aurait un jour mangé de la viande de sirène offerte à son père par des ondins inconscients qui souhaitent simplement récompenser la piété de leur village.

Si le Japon compte une myriade de créatures marines, des dieux irascibles (Susano) aux esprits tour à tour monstrueux et bienveillants, les histoires de sirènes sont elles assez rares.

Avec leurs étranges visage humains tout ridé, celles ci ont peu en commun avec leur cousines européennes.  Les sirènes japonaise ont en fait commencé à gagner en popularité durant l’ère Edo où d’étranges momies étaient assemblées par les forains (des torses de singes étaient cousus à des queues de poissons) qui les montraient dans des misemono (foires au monstres) ou les vendaient à des temples (comme celui ci).

Les festivals religieux sont un part très importantes de la vie quotidienne au Japon. Si les matsuri sont souvent aujourd’hui une excuse pour faire la fête, ils étaient par le passé cruciaux pour apaiser les dieux. Dans les villages côtiers, il n’était pas rare que l’on immerge les autels portatifs (mikoshi) dans l’océan tout proche afin de “libérer” le dieu local – et renouveler sa bienveillance pour une nouvelle année.

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Conte japonais #65 – Les vieux charbonniers

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Il y a bien longtemps, un vieil et sa femme bien-aimée vivaient simplement sur un lointain flanc de montagne.

Depuis des années, ils joignaient les deux bouts en travaillant comme charbonniers.

Tous les matins, l’homme grimpaient les pentes aiguës de la forêt pour couper de grands chênes. Il descendait ensuite les troncs à la clairière où se dressaient leurs fours, et lui et sa femme transformaient le bois pendant de longue et fastidieuses journées. Lire la suite

Conte japonais #58 – La roue tourne

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Il y a bien longtemps, un moine du nom de Yukei parcourait tout le pays pour porter l’enseignement du Bouddha.

Toujours accompagné de ses deux fidèles suivants, l’homme visitait villes éloignées et hameaux lointains. La petite compagnie avait le coeur aventureux et avait ainsi exploré forêts et montagnes, ne perdant jamais courage ou foi.

Tard un après midi d’automne, Yukei et ses amis se trouvèrent près du volcan d’Adatara. Ils avaient cheminé tout le jour sans jamais croiser les cahutes d’un chasseur ou d’un bûcheron. Lire la suite

Conte japonais #42 – Crin d’encre

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Il y avait une fois, un temple tranquille qui se dressait près de douces collines et de rizières dorées. Ses moines étaient des gens simples, très pieux et durs à la tâches, que tous les fermiers admiraient.

Parmi eux, vivait un jeune garçon du nom d’Hachiro. Tout petit et toujours un peu dans la lune, il avait été amené aux temple par ses parents pauvres.

Comme tous les enfants, Hachiro n’avait pas beaucoup d’intérêt pour les prières quotidiennes, les leçons assommantes et les longues méditations. En fait, il n’avait qu’une seule passion : il adorait peindre.

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Conte japonais #40 – Une main agile

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Il y avait une fois, un vieux temple vénérable surplombait une rivière impétueuse. Des gens venus de toute la province s’y rendaient pour prier, espérant de tout leur coeur avoir la chance de rencontrer le grand prêtre.

A la tête des moines depuis bien des années, c’était un homme fort révéré, célèbre pour sa droiture morale. Inébranlable, il n’absolvait ses ouailles que lorsque leurs regrets étaient absolument sincères.

Cependant, sous son visage austère et son attitude sévère, le grand prêtre avait bon coeur et il était toujours prêt à guider les âmes perdues sur le chemin de la rédemption. Lire la suite

Conte japonais #30 – La cloche de Mugen

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Il y avait une fois, une petite ville du nom de Mugen où se dressait un temple célèbre. C’était une vénérable institution et ses moines étaient très fiers… mais aussi hautains et arrogants.

Un jour, le bruit parvint à leurs oreilles qu’un temple lointain avait béni une belle cloche flambant neuve. L’un des moines s’emporta :

– Notre temple est le plus beau à des lieues à la ronde. Nous ne pouvons laisser ce ridicule petit sanctuaire nous surpasser ! Nous devons avoir la plus magnifique cloche !

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Conte japonais #20 – La bouilloire parlait

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Il y avait une fois, un homme appelé Jiro qui habitait en ville avec sa famille. Ils avaient une vie bien difficile et les temps étaient durs :  ils avaient beau se tuer à la tâche, l’argent venait souvent à manquer et ils mangeaient rarement à leur faim.

Un petit matin frisquet, alors que Jiro fouillait ça et là un tas d’ordures, essayant d’y trouver des choses qu’il pourrait revendre, un morceau de fourrure attira son attention.

L’homme souleva quelques planches vermoulues et se retrouva face à face avec deux grands yeux apeurés.

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Conte japonais #19 – Le démon et la cascade

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Il y avait une fois, au plus profond du Japon, un village caché au cœur d’une imposante forêt. Partout, les petites maisons étaient entourées de fougères immenses et de grands cèdres qui semblaient vouloir toucher le ciel.

Ses habitants vivaient une vie tranquille, chassant du petit gibier et récoltant champignons et plantes sauvages.

La forêt était à la fois un bienfait et une malédiction. Elle était si riche qu’ils y trouvaient tout ce dont ils avaient besoin pour survivre. Mais, elle était aussi si grande et insondable que les voyageurs osaient rarement s’y aventurer.

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