Conte Japonais #25 – Les cerfs et les lapins

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Il a bien, bien longtemps, tous les lapins avaient une corne qui poussait au milieu de leurs fronts.

Les lapins étaient extrêmement fiers de leur apparence. Ils passaient beaucoup de temps à peigner leur fourrure blanche et soyeuse et à polir leur corne jusqu’à ce qu’elle soit aussi lisse qu’une perle.

Dès qu’ils croisaient un autre animal, les lapins se vantaient :

– Vois comme nous sommes beaux ! As-tu jamais rencontré quelqu’un avec un poil aussi doux ou une corne aussi précieuse que la nôtre ?

En ces temps éloignés, les bêtes étaient fort différentes de celle que nous connaissons aujourd’hui. Les cerfs par exemple n’avaient pas de bois. C’était encore de bien étranges créatures, toutes en longues pattes, manteaux roux et tachetés et grands yeux humides.

Le contraste avec les lapins était bien sûr frappant, et ces animaux espiègles ne pouvaient s’empêcher de se moquer d’eux :

– Oh cerfs ! Vous êtes peut être plus gros que nous, mais comme vous semblez nus ! Vous seriez tellement plus jolis avec des cornes comme les nôtres !

les cerfs ne répondaient jamais à ses railleries. Mais, au fond d’eux, ils enviaient énormément les lapins.

– Si seulement nous avions nous aussi une corne…

Un jour, un cerf plus audacieux que les autres rassembla tout son courage et héla un lapin :

– Ta corne est tellement belle, je n’en ai jamais vu de pareille ! Accepterais-tu… de me la prêter ? J’aimerais vraiment savoir ce que ça fait d’en avoir une.

Le lapin se rengorgea, sa vanité encouragée par ces compliments, et battit joyeusement des pattes :

– Bien sûr mon pauvre ami ! Tant que tu ne t’éloignes pas de moi, je serai heureux de te laisser l’essayer !

Le lapin se défit de sa corne et la plaça avec précaution sur la tête du cerf.

– Et bien, ton front est bien plus large que le mien. On pourrait largement caser plus d’une corne sur une tête grosse comme la tienne. Attends ! J’ai une idée !

Le lapin appela ses compagnons :

– Eh toi ! Prête nous ta corne !

Et il posa la seconde corne sur la tête du cerf.

Les lapins furent pris d’un fou rire :

– Regarde le ! Il a l’air tellement bizarre ! Qui porterait deux cornes à la fois, ça ne ressemble vraiment à rien !

Attirés par le bruit, d’autres cerfs s’étaient approchés. dès que les lapins les virent, ils retirèrent leurs cornes et accoururent:

– Vous devez essayer nos cornes ! Vous avez l’air tellement bizarres avec ça sur la tête !

Sous les yeux paniqués des biches, les cerfs soupirèrent et baissèrent leurs têtes, laissant les petits animaux se moquer d’eux.

Le cerf audacieux dit soudain :

– Vous pouvez tous voir à quoi je ressemble mais pas moi. C’est injuste ! Me laisseriez vous me voir dans l’eau de la rivière, que je puisse bien rire moi aussi ?

Les lapins poussèrent des cris de joie :

– Il a raison, absolument raison ! Allons tous à la rivière !

Et la compagnie toute entière gagna les berges.

Les cerfs inclinèrent leurs têtes vers l’eau, claire et lisse comme un miroir. Les lapins riaient, toujours encore et encore :

– Vous voyez ! Vous avez l’air tellement ridicules !

Le cerf pencha sa nouvelle ramure à droite, puis à gauche, inspectant pensivement son reflet :

– En fait, je crois… que ça me plait bien.

Et d’un bond,  il franchit la rivière.

Les autres cerfs et les biches suivirent son exemple. Bientôt, la harde toute entière était réunie sur la berge opposée.

Sous les yeux horrifiés des lapins, le cerf audacieux eut un sourire insolent et leur fit la grimace.

Les lapins fulminaient:

– Revenez là sales voleurs !

Mais ils ne pouvaient rien faire d’autre que tempêter car aucun ne savait nager. Et la harde de cerfs disparut bien vite dans les bois.

A présent, les lapins pleuraient à chaudes larmes :

– Nos cornes, nos précieuses cornes sont perdues…

Il tentèrent de retrouver les cerfs des jours durant mais hélas! les animaux semblaient s’être évaporés dans les montagnes.

Et les infortunés lapins pleurèrent et pleurèrent encore, à tel point que leurs yeux devinrent rouge vifs. Et c’est ainsi que, depuis ce jour, les cerfs ont des bois et les lapins les yeux écarlates.


Notes:

Ce conte fait partie de la série des « Pourquoi [cet animal] a » (comme les histoires du derrière ou des queues des singes ou encore pourquoi les loups ne chassent pas les lapins).

Les cerfs sika (aussi appelés cerf japonais) font partie de l’imaginaire japonais depuis des siècles. Ces animaux étaient chassés pour leur viande mais aussi leurs peaux, bois, tendons, etc., et étaient très utiles aux gens dans leurs vies de tous les jours.

Les cerfs sont aussi liés aux guerriers et aux archers au moins depuis la période Heian – c’est d’ailleurs pour cela que l’on peut voir encore aujourd’hui des cibles et d’autres objets (carquois, couvertures) à motif de cerf dans les tournois de tir à l’arc. Cette association est peut être du à l’aura de leurs ramures qui symbolise vitalité et virilité.

Le conte d’aujourd’hui ne le souligne pas mais les cerfs sont tout spécialement respectés dans la tradition Shinto. Ce sont des animaux purs, porte bonheurs qui porte les messages des Dieux. c’est notamment pour cela que des lieux saints comme Nara entretiennent de larges colonies de cerfs (parfois pas forcément pour le mieux…).

Dans l’une des versions de ce conte, le cerf faisait une grimace insolente, utilisant pour cela un geste très enfantin appelé  akanbe (qui doit vous être familier si vous regardez les anime). Je donnerais beaucoup pour voir un cerf faire ça en vrai !

[sources images : 1 / 2 / 3]

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