Conte japonais #34 – Le Pont de l’Ogre

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Il y avait une fois un petit village qui se dressait près d’une rivière immense.

Ses eaux traîtresses n’étaient que rapides et tourbillons, prêts à happer les nageurs imprudents assez téméraires pour tenter la traversée.

Le guet le plus proche se trouvait à des kilomètres de là et les villageois devaient marcher et marcher encore pour atteindre l’autre rive.

Bien des fois, ils avaient tenté de bâtir un pont. Mais la rivière tumultueuse les en empêchaient toujours, débordant à chaque tempête. Chacun de leurs ponts avait été balayé par les eaux furieuses.

Les gens étaient épuisés :

– Notre village est tellement isolé ! On ne peut pas continuer à vivre comme ça !

– Il  nous faut trouver un moyen de bâtir un pont, si solide qu’il pourrait enfin défier pluies et vents…

Les villageois décidèrent d’essayer une dernière fois. Ils mirent en commun toutes leurs économies et engagèrent un célèbre charpentier.

L’homme était un bâtisseur renommé. Il avait voyagé à travers toute la province pourtant, lorsqu’il découvrit la rivière enragée, il pâlit :

– Je n’ai jamais vu un courant aussi rapide. Comment vais-je bien pouvoir construire un pont assez inébranlable pour lui résister…

Le charpentier s’assit sur la rive, perdu dans ses pensées.

Soudain, oiseaux et insectes se turent. Les tourbillons de la rivière ralentirent leur course. Et la surface de l’eau ondula alors qu’une forme sombre émergeait des profondeurs.

Le coeur de l’homme s’arrêta.

Devant lui se dressait à présent un ogre immense, la peau rouge luisant sous le soleil, ses cornes noires et lisses pointant vers le ciel.

Le monstre sourit, montrant de large crocs d’ivoire :

– Et bien et bien, tu sembles troublé petit homme. Tu es celui que les villageois ont engagé pour bâtir leur pont n’est ce pas ?

Le charpentier n’osait faire un geste et encore moins ouvrir la bouche.

L’ogre plia son corps démesuré jusqu’à pouvoir regarder l’homme tremblotant dans les yeux. Son sourire pleins de crocs s’élargit :

– Tu sais, je suis très fort. Je pourrais construire ce pont pour toi. N’aimerais tu pas bénéficier d’un tel coup de main ?

L’homme bégaya :

– S-si, bien s-sûr.

L’ogre éclata d’un rire tonitruant et lui fit un clin d’oeil :

– Alors marché conclu ! Je vais bâtir ce pont… et toi tu me donneras tes yeux en échange !

Et avant que l’homme ait pu ajouter un mot, le monstre sembla fondre. En un instant, il avait de nouveau été englouti par les eaux.

Le charpentier regagna le village en toute hâte. Refusant de parler à quiconque, il se pelotonna sous ses couvertures, et rumina toute la nuit :

– Oh mon dieu, pourquoi ai-je dis oui ? Me voilà bien dans la panade maintenant…

Le matin suivant, des voix joyeuses le réveillèrent :

– Le pont ! Le pont est déjà terminé ! Ce charpentier est un vrai magicien !

L’homme ne perdit pas une minute, il rassembla ses affaires et fuit précipitamment dans les montagnes.

– Je ne laisserai pas cette bête m’avoir !

Alors qu’il cheminait en toute hâte, une étrange comptine résonna dans l’air matinal :

♪ Oh six ogres, si gros, si gros, si gros !

♪ Nous aimons les yeux, les yeux d’humain en râgout,

♪ Quand en mangerons nous ? Bientôt, bientôt, bientôt !

Les petites voix aiguës ne laissaient aucun doute

– Ces enfants qui chantent…. C’est bien ma veine, la famille de l’ogre doit habiter ces montagnes. Je suis en grand danger même ici !

Paniqué, le charpentier détala, courant à l’aveuglette dans les bois.

Mais, il ne put aller bien loin. Une main gigantesque saisit le col de son kimono et le souleva haut dans les airs.

– Te voilà ! Et moi qui pensais que tu voulais m’échapper. En fait tu cherchais ma maison c’est ça ! Quelle charmante attention !

L’ogre avait toujours aux lèvres son terrible sourire carnassier. Le charpentier tenta de le frapper :

– Je ne te laisserai pas me prendre mes yeux sale monstre ! Comment pourrais-je travailler pour m’occuper de ma famille si je n’y vois plus rien ?

Le sourire de l’ogre s’évanouit et il fronça ses sourcils broussailleux. L’homme fut pris de sueurs froides lorsque qu’un gros doigt griffu vint toucher son ventre. L’ogre grommela :

–  J’ai aussi une famille à nourrir tu sais.

Le démon soupira :

– Oh très bien, je te propose un accord, de papa à papa hum ? Si tu devines mon nom, je te laisserais partir. Tu as trois essais, pas un de plus.

Abasourdi, le charpentier babultia :

– Ton nom ?

L’homme n’était pas exorciste et ne connaissait le nom d’aucun démon. Il se creusa hâtivement la cervelle et cria le premier nom qui lui vient à l’esprit :

– Onitaro ! Tu es si grand, ‘Fils du gros ogre’ t’irait bien !

– Raté ! Essaye encore.

– Kiichiro ! Tu es une bête immense, ‘Premier ogre’ sonnerait bien !

– Encore raté ! Dernière chance petit homme !

Le charpentier se souvint soudain de l’étrange petite comptine

– Oniroku ! Oui, tu es celui qu’on nomme ‘Six-ogres’ j’en suis sûr !

Le visage de l’ogre se décomposa alors qu’il lançait à l’homme un regard stupéfait :

– Comment – comment as-tu… !

Le charpentier ferma les yeux et cria à plein poumons :

– Oniroku! Oniroku! Oniroku!

Et cela suffit. Comme une bulle de savon, l’ogre disparut dans un pop! Sonore. Et on ne le revit plus jamais.


Notes :

Les oni sont des youkai japonais qu’on peut comparer aux ogres, trolls et démons occidentaux. Ces créatures humanoïdes sont grandes, très fortes et représentées la plupart du temps avec une peau rouge ou bleue et de grandes cornes. Ils sont souvent habillés de peaux de tigres ou d’ours et armés de gros gourdins à pointes (appelés kanabo).

Les oni sont des monstres violents qui punissent les âmes mauvaises – et mangent aussi les innocents qui s’aventurent trop longtemps sur leur territoire. Cependant de nombreux contes soulignent aussi leur côté insouciant et amusant – les oni aiment l’alcool et la musique ! Souvent pas bien malins, ces ogres aiment les jeux de mots et les énigmes, une occupation que les humains tournent à leur avantage pour sauver leurs peaux !

Le motif du pont du Diable est très commun dans le folklore européens. De nombreux ponts français sont ainsi censés avoir été bâtis par le Diable lui même, dupé par une âme courageuse (et/ou inconsciente !). J’ai trouvé amusant de retrouver ce trope également au Japon. (A noter également : dire trois fois le vrai nom d’un monstre semble également être une méthode d’exorcisme partagée par de nombreux pays à travers le monde).

Ce conte se base sur le kanji pour oni  (鬼)  que l’on retrouve dans de nombreux noms japonais (Onigoro, Onisaburo, etc.). J’espère avoir réussi à retranscrire une partie du jeu de mot en français 😉

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