Conte Japonais #38 – Comme cheval et daim

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Il y avait une fois, une jeune mariée et sa belle-mère qui vivaient sous le même toit. Les deux femmes avaient du caractère mais aussi l’esprit… et la langue agile.

Depuis que la jeune femme avait épousé son fils et emménagé avec eux, la belle-mère ne cessait de grogner, grommelant dans sa barbe que les jours étaient bien plus heureux avant son arrivée.

Sans se démonter, sa bru lui répondait toujours du tac au tac, soulignant une fausse déférence combien sa nouvelle mère était âgée ou à quel point elle devait à présent se sentir fatiguée et inutile.

Toutes deux se chamaillaient du matin au soir à propos de tout et de rien.

Le fils et son père avaient bien sûr tenté de calmer les choses. Mais après quelques mauvaises disputes – et des coups de griffes, les deux hommes avaient hâtivement battu en retraite. Et à présent, ils faisaient tout leur possible pour ne pas se retrouver sous le feu de leurs femmes respectives.

Les mégères faisaient tout pour rendre la vie de l’autre insupportable. Comme sa belle-mère aimait ses repas très chauds, sa bru servait toujours le dîner tout juste tiède en disant :

– Tenez Mère, cela fera du bien à votre vieil estomac, il est si sensible !

Et comme la jeune mariée aimait les longs bains, la vieille femme prenait toujours tout son temps, s’excusant faussement :

– Oh l’eau est froide ! Mille excuses, j’ai dû m’endormir dans la baignoire !

Et cela continuait encore et encore.

Un jour, alors que la mariée bêchait le potager familial sous l’oeil bougon de sa belle-mère, elle aperçut un cheval qui folâtrait dans un champ. Agacée par la présence de la vieille femme et ses regards désapprobateurs, elle dit d’un air faussement dégagé :

– Voyez Mère là bas comme ce cheval est amusant !

Mais son sourire sournois disait : allez vieille bique, ridiculise toi!

La belle-mère, toujours prête à la contredire, ne jeta même pas un regard au champ. Elle se contenta de répondre avec mépris :

– Et ça prétend avoir de jeunes yeux ! Regarde encore, ce n’est pas un cheval mais un daim !

La mariée aboya :

– Un daim ? Sans bois ni robe tachetée ? Non c’est bien un cheval, regardez-y de plus près !

La belle-mère lâcha un soupir exaspéré :

– Bien des daims n’ont pas de bois ma fille ! C’est un daim point final !

Et une fois encore, la dispute enfla rapidement. Le temps que le fils et son père rentrent du travail, les deux furies se crachaient au visage :

– Un cheval !

– Un daim !

Elles se tournèrent soudain vers leurs hommes, des larmes de crocodiles dans les yeux :

– Cher mari, ta mère refuse une nouvelle fois de dire la vérité !

– Enfin, cette fille ne sait-elle pas avouer quand elle a tord ?

Et elles ajoutèrent dans une belle unisson :

– Dis-lui que j’ai raison !

Le père et son fils échangèrent un regard paniqué, et dirent d’une voix embarrassée :

– Mais, nous n’étions pas là, comment pourrions nous le savoir ?

Qu’avaient-ils dit là.

– Tu ne me défends jamais !

– Mari inutile !

Les deux femmes hurlaient à pleins poumons, tant sur leurs hommes que l’une sur l’autre. Ce qui avait commencé avec une petite pique sournoise s’était transformé en véritable guerre domestique.

Cette nuit là, pas une âme dans le quartier ne put fermer l’oeil. Les disputes de mariée et sa belle-mère avaient atteint leur apogée. Fatigués par ces cris constants, leurs voisins décidèrent qu’il était plus que temps d’agir. Et il allèrent chercher le juge pour qu’il tranche entre les deux femmes, une bonne fois pour toute.

Avant l’audience, la vieille mégère s’approcha du magistrat :

– S’il vous plaît, proclamez qu’il s’agissait bien d’un daim. Si vous dites le contraire, ma belle-fille va devenir encore plus insupportable !

Le juge ferma simplement les yeux une seconde.

Quelques minutes plus tard, la mariée acerbe vint elle aussi en secret et murmura :

– S’il vous plaît, dites à tous qu’il s’agissait d’un cheval. Si vous donnez raison à ma belle-mère, elle va devenir encore plus tyrannique !

Le juge secoua vaguement la main.

Quand la famille déchirée arriva dans la salle d’audience, les deux femmes rayonnaient, savourant d’avance leur victoire.

Le juge s’assit et les regarda pensivement. Finalement, il dit :

– J’ai bien examiné vos plaintes. Et voici ma décision : la bête que vous avez vu n’était pas un daim.

La belle-mère semblait avoir avalé un citron. Mais avant que la mariée n’exulte, le juge continua :

– Mais ce n’était pas un cheval non plus.

Le sourire de la jeune femme s’effaça alors que le magistrat se levait. Il jeta un regard sévère aux deux couples qui se tenaient devant lui :

– Pas un cheval, pas un daim, mais des imbéciles ! Oui mesdames, seules des sottes s’écharperaient pour une chose pareille !

Et comme les père et son fils échangeaient un regard heureux, il ajouta :

– Et vous deux, ne faites donc pas les fiers, vous êtes des idiots autant que vos femmes pour avoir laissé ces querelles s’envenimer ! Rentrez chez vous et faites la paix, cette affaire est classée !

Tous les quatre regagnèrent en toute hâte leur maison, sous les rires et les quolibets de leurs voisins. Et l’on dit que la mariée et sa belle-mère, bien honteuses, ne se disputèrent plus jamais.


Notes :

Au Japon, le foyer est vu comme le royaume de la femme. Encore aujourd’hui, il n’est pas inhabituel que des employés se voient remettre chaque jour un peu d’argent de poche par leur épouse. Cette pratique est un vieux souvenir du temps où on attendait des femmes qu’elles gèrent leur maison d’une main de fer, en s’occupant des tâches quotidiennes mais aussi des finances et des affaires de leur famille.

Si ce n’était pas le cas dans les temps anciens (comme la période Heian), lors de l’ère Edo il était de coutume que les jeunes mariées s’installent dans la famille de leur époux. On attendait d’elles qu’elles prennent soin du foyer et elles devaient obéir à leur beaux parents, en suivant un étiquette stricte (comme qui pouvait prendre son bain après qui).

Bien des contes mettent en avant des belles familles abusives. Certains se rangent du côté de la bru, d’autres de la belle-mère, mais j’en ai trouvé assez peu qui soulignent clairement comme celui d’aujourd’hui la stupidité de ces guerres familiales.

Comme pour tous les sujets sociétaux, les histoires sont en effet à prendre avec du recul. Car si les épouses étaient censées vivre avec leurs maris, bien des situations existaient dans les faits, notamment chez les classes populaires – bien plus libres que les nobles et les samourais. Le divorce était une chose commune, tout comme les adoptions d’adultes dans une nouvelle famille, et les femmes pouvaient retourner vivre chez leurs parents sans causer de scandale.

Sachant cela, le comportement des personnages de ce conte semble encore plus stupide… et drôle !

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