Conte japonais #10 – Une douce beauté

sweet beauty fr.jpgIl y avait une fois, dans la ville d’Edo, deux jeunes gens qui habitaient le quartier populaire d’Ameya. Ils étaient amoureux depuis leur plus jeune âge et, après des années d’attente, leurs parents avaient finalement béni leur union.

Kazuo, le jeune homme, était calme et travailleur et, Ayame, sa femme, belle et pleine d’entrain. En les voyant, leurs voisins souriaient toujours et soupiraient :

– A les amoureux ! Ces deux là forment un si joli couple !

Et les jours passaient, doux et heureux. Comme Kazuo quittait tôt leur foyer pour son travail, il avait demandé à un artiste du quartier un portrait de sa femme pour qu’elle soit toujours avec lui. Voyant cela, la jeune femme avait éclaté de rire :

– Tu es adorable ! Comme ça ne nous serons jamais séparés !

Un matin, alors que Kazuo rangeait des bonbons sur son étalage, une bourrasque fit trembler son chariot. Et alors que ses marchandises roulaient au sol, il ne vit pas le précieux portrait s’échapper de sa poche et s’envoler porté par le vent.

La feuille de papier tourbillonna haut dans le ciel, par dessus les maisons et les rues. Et se posa finalement sur le balcon d’un riche marchand.

Curieux, le marchand la déplia… et tomba immédiatement amoureux.

– Quelle douce beauté ! Elle sera mienne !

L’homme était riche et avait de nombreux serviteurs. Il leur ordonna de quadriller la ville et bientôt, les domestiques avaient retrouvé la jeune fille.

Un matin, alors que Kazuo venait de partir travailler, six hommes pénétrèrent dans la maison du jeune couple. La pauvre Ayame hurla et se débattit comme une diablesse. Ses voisines, alertées par le bruit, tentèrent  courageusement de s’interposer.

Mais, toute leur férocité n’était rien face à la force des brutes et Ayame fut forcée de les suivre jusqu’à la maison du marchand.

Baignée et habillée comme un reine, la jeune femme fut installée dans des appartements extravagants gardés jour et nuit.

Une semaine durant, le Marchand vint frapper à sa porte chaque soir, espérant la séduire par de fabuleux cadeaux :

– Ma colombe, ces sucreries ne sont -elles les plus douces que tu aies jamais goûté ? Et ces soies les plus fines ? Et ces joyaux les plus purs ?

Mais Ayame gardait le visage fermé, le regard hostile et hautain. Elle répondait, glaciale :

– Les bonbons les plus doux viennent d’Ameya. Et les soieries les plus fines sont celles de mon foyer. Et le plus pur des joyaux est l’âme de mon mari.

Le marchand s’impatientait d’heure en heure :

– Cette mégère n’a rien à voir avec la fille du portrait !

Soudain, une chanson s’éleva dans la nuit. Battant leurs couteaux sur des planches, des confiseurs paradaient dans la rue :

Tontoko, tontoko

Nous sommes d’Ameya!

Tontoko tontoko

Où la vie est douce comme un bonbon !

Reconnaissant les voix, pour la première fois depuis une semaine, un merveilleux sourire monta aux lèvres d’Ayame.

Le marchand se méprit sur sa réaction :

– Ameya te manque tant que ça ? Attends ma belle, moi aussi je peux avoir l’air d’être de là bas !

Il passa en tout hâte un kimono rapiécé et noua une fine serviette sur son front. Ayame éclata de rire :

– Tu ressembles peut être à un gars d’Ameya mais tu n’arriveras jamais jamais à danser ou chanter comme eux !

Le marchand fut piqué au vif :

– Je le peux et je vais te le prouver !

Et il aboya à ses serviteurs :

– Bande d’imbéciles ! Ouvrez les portes!

La procession entra. Le marchand ne pouvait imaginer que tous les voisins d’Ayame, hommes, femmes et enfants étaient là réunis.

– Et bien qu’attendez-vous donc ! Je veux vous voir danser !

Sourires malins aux lèvres, les confiseurs commencèrent à battre un rythme entêtant avec leurs couteaux.

Soudain, les danseurs s’animèrent et entraînèrent le marchand dans une folle ronde :

– Mais qu’est ce que ! Je suis un homme riche ! Et vous ne restez pas planté là ! Aidez-moi !

Les domestiques s’entre regardèrent. Les couteaux scintillaient dangereusement à la lumière des torches. Ils haussèrent les épaules :

– Et bien, tu n’es qu’un gars d’Ameya après tout.

Bientôt, le méchant homme disparut dans la nuit. On ne le revit plus jamais.

Sous les hourras de la foule, Kazuo et Ayame s’enlacèrent. Embrassant du regard tous leurs amis, la jeune femme murmura joyeusement :

La vie est vraiment plus douce à Ameya…


Notes

Bijinga (“image de belles femmes”) sont un sujet très fréquent dans la peinture japonaise, notamment dans les estampes ukiyo-e. Ces tirages étaient extrêmement populaires à l’époque d’Edo, tant chez les riches marchands que chez les gens modestes. Tous les artistes se sont essayés à ce genre, notamment Utamaro, Hiroshige, Yoshitoshi etc.

Ameya-Yokocho est un lieu de Tokyo, célèbre pour ses marchands de bonbons (je ne suis pas sûre que cela ait déjà été le cas à l’époque d’Edo). En tout cas, ame signifie “doux/sucré” en japonais et pourrait avoir donné son nom à ce marché.

Les tontoko sont une sorte de bonbons (un peu semblables à du nougat) qui tiennent leurs noms du bruit que font les couteaux lorsqu’ils battent les planches à découper. Vous pouvez voir une démonstration ici.

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