Conte japonais #65 – Les vieux charbonniers

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Il y a bien longtemps, un vieil et sa femme bien-aimée vivaient simplement sur un lointain flanc de montagne.

Depuis des années, ils joignaient les deux bouts en travaillant comme charbonniers.

Tous les matins, l’homme grimpaient les pentes aiguës de la forêt pour couper de grands chênes. Il descendait ensuite les troncs à la clairière où se dressaient leurs fours, et lui et sa femme transformaient le bois pendant de longue et fastidieuses journées.

Grâce à leur soin constant et attentif, les bûches devenaient d’un noir sombre saupoudré d’une fine couche argentée. Ce charbon était si pur qu’il brûlait sans fumée des heures durant.

Leur production était si recherchée que chaque semaine, la femme chargeait de gros sacs sur ses épaules, et s’en allait faire la tournée des petits hameaux et des villages.

Un travail si difficile avait laissé des traces : tout deux avaient le dos courbé à force de porter de lourds fardeaux, leur yeux et leur souffle voilés par les fumées incandescentes. Pourtant, ils ne renâclaient jamais à la tâche, fiers qu’ils étaient de leur travail.

Un jour, alors que le vieil homme coupait des arbres dans la montagne, la tête lui tourna soudain.

– Qu’il est bien difficile de vieillir !

Les muscles noués par son éreintante routine, il s’assit avec précaution sur une souche.

Et sa hache lui échappa des mains.

– Oh non !

L’outil dévala et dévala la colline, cognant contre les branches mortes, glissant sous les fougères. Chaque fois qu’elle rebondissait contre un rocher, la tête métallique sonnait comme un petite cloche.

Le vieil homme la suivit aussi vite que le lui permettaient ses jambes raides aux pieds heureusement encore sûrs.

Enfin, un sonore bruit métallique déchira l’air glacial. Et le silence s’abattit à nouveau sur la forêt.

Marchant avec prudence sur le sol glissant, l’homme cherchait sa hache des yeux. Et alors qu’il contournait un grand chêne, il stoppa net.

Un peu plus bas, depuis des temps oubliés, se dressait un gros rocher. Sa hache en avait fendu le sommet, son bord tranchant profondément encastré dans une fissure qui n’existait pas auparavant.

Et, depuis la fissure, de l’eau jaillissait, gargouillant gaiement alors qu’une petit flaque commençait déjà à se former.

– Par les Dieux, est-ce que je viens de découvrir une source?

Son travail matinal et cette course folle dans la montagne avait asséché la gorge du vieil homme. Assoiffé, il hésita un moment, puis haussa les épaules :

– Quand on est vieux, on a plus rien à perdre !

Il plongea les mains dans la source, et but trois belles gorgées.

L’eau avait un léger arrière goût métallique, un peu semblable à du sang. Elle était aussi si froide que ses lèvres puis son visage tout entier picotèrent. Un courant glacé se répandit de sa gorge à son estomac, et ses jambes et bras.

L’homme laissa échapper un soupir de contentement :

– Quelle belle source de montagne ! Je me sens tout ragaillardi !

Pour la première fois depuis bien des années, il avait la tête claire, et son dos ne le faisait plus autant souffrir.

Il dégagea sans effort sa hache de la fissure. Et un grand sourire aux lèvres, il courut à la clairière.

– Chérie! Ma chérie ! Tu ne croiras jamais ce que j’ai que découvert !

Sa femme leva la tête des fours fumant. Et y regarda à deux fois.

Devant elle, se tenait bien son mari.Mais il s’agissait à présent du jeune homme robuste qu’elle avait épousé voilà bien des années.

– Mais comment… que diable t’est-il arrivé là haut ?

L’homme à la jeunesse retrouvée rit et raconta avec enthousiasme son étrange matinée. Sa femme était stupéfaite :

– Si une telle eau existe, je veux la boire aussi ! Je pourrais rattraper toutes les années que j’ai perdu !

Et sans perdre un instant, la vieille femme tendit son râteau et sa pelle à son mari.

– Je reviens vite !

Elle chaussa ses chaussure bourrées de paille, saisit son sac et prit le chemin du vieux rocher.

L’après midi passa, pourtant l’homme ne vit pas sa femme revenir, toute jeune et en bonne santé grâce à la source magique.

Lorsque le soir tomba, il s’inquiétait follement. Tout la nuit, il guetta son retour, ses jeunes yeux fouillant les ténèbres environnantes. En vain.

Dès que les premiers rayons du soleil pointèrent dans le ciel, l’homme s’élança à travers la forêt.

Appelant sa femme à pleins poumons, il marcha à vive allure en direction du vieux rocher. Aucune voix ne fit écho à la sienne.

Soudain, un cri aigu brisa le pépiement des oiseaux.

L’homme ralentit et s’avança avec précaution en direction du bruit.

Le rocher se dressait, toujours aussi imposant, et la source avait créé une véritable petite mare à son pied.

Au bord, un gros sac et un kimono noir de suie étaient étendus sur la mousse couverte de rosée.

Et, comme bordée entre ses plis, reposait boudeuse une toute, toute petite fille.


Notes :

Comme partout à travers le monde, l’eau a au Japon une aura presque magique. Symbole de vie, c’est aussi un symbole de changement, ayant le pouvoir de refléter l’image véritable d’une âme – et de lui rendre sa pureté. L’eau courante est particulièrement puissante, ce qui explique la longue  tradition de méditation sous des cascades ou dans des rivières (tagyo / mizugyo, voir ce conte) ainsi que toutes les sources sacrées que l’on peut trouver à travers tout le Japon.

Si cette histoire de “fontaine de jouvence” a un développement somme toute classique, soulignant de façon toute bouddhiste la limite des désirs terrestres (la véritable immortalité est celle de l’âme), le fait que ses protagonistes soient des charbonniers est un motif très intéressant.

Le charbon de bois a toujours eu une place très importante dans la vie quotidienne au Japon. Le charbon y était produit sous bien des formes et qualités, des brisures bon marché au très recherché binchotan (charbon “blanc”). Les charbonniers vivaient à l’orée des forêts, symboliquement entre le monde connu (la civilisation) et inconnu (la nature sauvage). Cet espace frontière étaient un endroit de transformations où tout pouvait arriver, de la production presque magique du charbon (comme l’eau, le feu est aussi symbole de purification et de renaissance)… aux événements vraiment surnaturels!

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