Conte japonais #61 – Le nez du Tengu

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Il y a bien longtemps, de nombreux tengu, des créatures démoniaques, hantaient encore les forêts du Japon.

Grâce à leur corps musculeux couronnés de larges ailes noires et à leurs serres aiguisées, ils chassaient moines et moniales défroqués mais tout le monde savait qu’ils ne rechignaient pas non plus à s’attaquer aux voyageurs innocents.

Dans tout le pays, leurs visages rouge de colère et leurs long, très long nez pointus peuplait les cauchemars de bien des gens

Un jour un tengu, parmi les plus puissants de tous si l’on en croyait son très long nez, entendit un grand vacarme venant de la route étroite qui serpentait dans cette forêt profonde.

– Des intrus !

Glissant prestement d’un grand cèdre à un autre, le démon s’approcha, silencieux comme le vent.

Une procession de Daimyo cheminait lentement à travers les arbres centenaires et l’épais sous bois.

Suivi de lourds chariots tirés par des boeufs, des centaines de gens transportaient de grands coffres laqués et des babioles brillantes. Partout, les bannières de soie claquaient dans la brise, leurs vives couleurs tranchant sur cette nature sauvage.

Niché au sein de toute cette magnificence, un splendide palanquin escorté de nerveux destriers avançait paresseusement, ses ornements d’or scintillant dans la faible lumière.

Dans son perchoir, le tengu laissa échapper un croassement furieux.

De sa main griffue, le monstre saisit le large éventail de plumes qui se balançait à sa taille. D’un mouvement sec du poignet, il leva une bourrasque dévastatrice qui secoua tous les arbres alentours.

La forêt tout entière sembla retenir son souffle lorsque les vieux cèdres, déracinés par l’assaut du vent, commencèrent à osciller dangereusement.

Et dans un bruit de tonnerre, il finirent par tomber sur la route dans un épais nuage de poussière.

La procession s’était arrêtée comme frappé par la foudre. Des cris de panique s’élevèrent alors que les hommes tentaient de contenir l’agitation des chevaux et des boeufs.

Le tengu ricannait, savourant le chaos. Mais sa jubilation fut de courte durée.

Une voix impérieuse s’éleva du palanquin:

– Pourquoi nous sommes nous arrêtés ?

Un petit homme se pressa, lissant nerveusement une moustache inexistante:

– De grands arbres ont chu sur la route Monseigneur. Nous allons être bien retardés.

La voix baissa d’un octave :

– Sottises. Je refuse de passer la nuit dans ces bois. Tu as une heure pour parer à cela.

Le petit homme pâlit mais se contenta de s’incliner fébrilement. Et il s’éloigna pour transmettre les ordres de son maître.

Le tengu siffla : de simples humains se permettaient d’ignorer son courroux ?

Ouvrant ses grandes ailes, le démon s’envola et atterrit près du palanquin, avec un tel fracas que la terre se fissura sous ses pieds. Les hommes poussèrent des cris de terreur.

Le tengu se redressa de toute sa taille, ses serres miroitant d’une lugubre manière. Il rugit :

– Qui es-tu, toi qui oses t’opposer à moi ?

Une main délicate roula minutieusement l’écran de bambou. Puis, le seigneur sortit calmement, prenant garde à ce que ses vêtements de prix ne touchent pas le sol. Les brocarts précieux scintillèrent et le soleil accrocha les deux épées qu’il portait à la ceinture.

Comme un seul homme, tous tombèrent à plat ventre, s’inclinant si bas et avec un tel respect que leurs têtes touchaient terre. Le visage du tengu se fit encore plus rouge :

– Ces insects couinent en ma présence, mais rampent devant toi ?

Les lèvres du seigneur tressaillirent. Il saisit du regard le géant furieux qui le dominait de toute sa taille. Quelque chose qui n’était pas vraiment de la peur éclaira brièvement ses traits. Il finit par répondre avec froideur :

– Je crois que nous n’avons pas été convenablement présentés. La politesse veut que l’on s’incline pour saluer quelqu’un. Je vais commencer.

D’un mouvement fleuri, le seigneur se mit à genoux. Il plaça ensuite dignement ses mains devant lui et s’inclina profondément :

– Vous rencontrer est un honneur, Gardien des forêts.

Le seigneur se rassit sur ses talons et ajouta simplement :

– A présent c’est à vous.

Quelque peu impressionné par le sang froid de l’homme, le tengu pensa par devers lui :

(celui ci veut me faire jouer les êtres civilisés. Et bien jouons, je le tuerai bien assez tôt)

Et, un sourire sournois barrant son visage rouge, le monstre tenta de s’incliner. Tenta seulement car son nez était si long qu’il ne pouvait que pencher sa tête vers le sol.

Le noble le guida patiemment :

– Dégagez peut être vos épaules, oui comme cela. Et écartez un peu les jambes, vous devriez pouvoir toucher le sol ainsi.

Le tengu avait baissé son visage autant que possible, son long nez pointu planté dans l’humus comme un tronc bien étrange.

Impatient d’en finir avec ce petit jeu, la bête avide gronda

– Te rencontrer est un honneur –

Avant qu’il ait pu finir, le seigneur dégaina son épée et d’un coup vif et précis, il trancha net le nez du tengu.

Battant furieusement des ailes, le monstre croassa :

– Je suis le puissant gardien de ces terres comment as tu osé –

Le noble homme le coupa, la voix pleine de sarcasme :

– Sans ton long nez, tu n’es plus qu’un démon bien mineur sans grand pouvoir. Hors de ma vue !

Choqué et honteux de s’être laissé berné par un humain, le tengu s’enfuit et disparut dans les profondeurs de la forêt.

Alors que ses hommes laissaient échapper des cris de joie, le seigneur, essuyant le sang de sa lame, se contenta d’ordonner :

– Vous avez une heure pour dégager la route, pas une minute de plus.

Tous soupirèrent. Cette longue journée ne faisait que commencer.


Notes :

Les tengu peuplent montagnes et forêts. Parfois considérés comme des dieux, parfois comme des monstres assoiffés de sang, ce sont toujours des forces de la nature. Si tous sont liés aux rapaces et/ou aux corbeaux (ailes, serres) différentes espèces existent, de l’imposant Daitengu (grand tengu, au long nez), au Kotengu (petit tengu, habituellement dépeint avec des traits d’oiseau).

Le folklore veut que la longueur du nez d’un tengu détermine sa force (ce qui explique que celui d’aujourd’hui perde rang et pouvoirs une fois son nez tranché). Bien que puissants et rusés, les tengu peuvent être vaincus. Leur nature colérique et leur grande fierté sont leur principaux défauts – que des humains malins n’hésitent pas à exploiter pour sauver leurs vies !

Les processions de Daimyo (daimyo-gyoretsu) étaient communes à l’ère Edo car les seigneurs féodaux devaient suivre le Sankin kotai, une politique destinée à renforcer l’emprise du pouvoir shogunal sur les seigneurs de guerre après l’ère des royaumes combattants.

Le Japon utilise de nombreuses sortes de salutations (ojigi). Si certaines sont de simples marques de politesse régies par le rang ou les circonstances, d’autres sont des actes de totale soumission comme l’impressionnant dogeza où les gens se prosternent têtes au sol (si vous voulez en savoir plus, Tofugu a publié ce guide très clair et bien illustré).

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