Conte japonais #59 – Le syndicat des chats

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Il y a bien longtemps, il y avait une grande demeure, si riche que ses celliers étaient toujours pleins et ses tatamis toujours de paille fraîche. Un tel manoir abritait de nombreux coins et recoins. Et sous ses planchers et dans ses murs, couraient souris et rats.

Habituellement, une maison comme celle ci aurait accueilli plusieurs chats, patrouillant entre les bâtiments, œil aux aguets et pattes agiles. Mais, comme la maîtresse détestait les félins de tout poil, on n’avait jamais toléré même une moustache sur ces terres.

Un soir pluvieux, alors qu’une servante fermait les portes coulissantes pour la nuit, elle entendit un faible gémissement. Intriguée, elle passa ses sandales de bois et, bravant les cieux en colère, descendit dans le jardin.

Les cris se firent plus forts. Et bientôt, sous un buisson, elle tomba nez à nez avec un minuscule chaton gris, trempé jusqu’aux os. La pauvre créature miaulait à fendre l’âme. La servante en eu le cœur brisé.

– Approche petit ami, je ne te veux pas de mal.

Elle glissa le chaton gelé dans son kimono et courut à la cuisine où elle avait sa couche. Alors que le petit chat ronronnait à qui mieux mieux contre sa peau, elle sourit tendrement :

– Je vais bien prendre soin de toi, tu verras!

Et, bravant le dégoût de sa maîtresse, la servante tint parole. Des jours, des semaines, des mois durant, elle choya en secret le chaton qui bientôt devint un beau chat gracile.

Un jour pourtant, un hurlement aigu troubla la maisonnée. Alertés, les domestiques accoururent aux appartements de la maîtresse. Une étrange scène les y attendait.

Un rat énorme gisait là mort, des tâches de sang constellant les tatamis. La maîtresse ouvrait et fermait la bouche comme une carpe, muette de rage. Et, assis fier et tranquille, le chat gris de la servante se pourléchait les pattes avec application.

La maîtresse finit par retrouver sa langue. Elle cria d’une voix stridente :

– Qu’est ce que cette chose fait chez moi ! Tuez la ! Tuez la !

Bouleversée, la servante bondit entre la dame et son chat bien aimé. Elle tomba à genoux, se courbant si bas que son front touchait le sol :

– Madame, madame je vous en supplie, ce n’est pas une méchante bête ! Ayez pitié !

La dame se leva, ses lourdes soieries craquant tout autour d’elle. Elle laissa tomber d’un air prétentieux :

– Alors, cette chose est donc à toi. Et bien ma fille, apprends que c’est moi qui fais les règles dans cette maison.

Le cœur froid de la riche maîtresse ignora la servante qui pleurait à présent pour de bon à ses pieds. Et elle continua d’une voix faussement douce :

– Je ne suis pas un monstre ma fille. Mais ces créatures sont sauvages et de bien mauvaise compagnie. Toi là ! Qu’attends tu pour obéir !

Les lamentations de la servante n’y firent rien. On saisit le chat par la peau du coup, l’arrachant pour toujours à sa bonne amie.

Les semaines passèrent mais la fille demeurait inconsolable. Elle ne cessait de penser à son chat, si doux et si gentil. Tous les jours elle abattait ses corvées la tête ailleurs, se remémorant les ronronnements de celui qui lui manquait tant.

Une nuit, alors qu’elle reposait sans trouver le sommeil, les yeux une nouvelle fois pleins de larmes, des murmures agités parvinrent jusqu’à la servante. Quelque part dans le manoir, des gens semblaient se chamailler dans la nuit.

Elle se leva et, silencieuse comme une souris, s’approcha des murs de la cuisine. Elle jeta un œil entre deux planches disjointes.

Deux femmes se tenaient dans le corridor, l’une jeune et svelte, l’autre aussi veille et tordue qu’un vieil arbre. Les ombres paraissaient danser à leurs pieds. Un sifflement de colère fit frissonner la servante :

– Sales humains ! Qu’on en finisse : mangeons les une bonne fois pour toute !

La fille ouvrit de grands yeux. Les deux femmes étaient des monstres venus là pour les tuer ! Les mains tremblantes, elle saisit un couteau et tenta de se glisser dans le jardin sans être vue.  Mais, à peine avait-elle posé le pied dehors que des centaines d’yeux étincelants s’allumèrent tout autour d’elle.

Perchés dans les arbres ou sur le puits, lovés sous les buissons et sur les pas de pierre, le jardin était envahi de chats, de toutes les formes et de toutes les tailles, certains beaux et fins, d’autres couturés d’horribles cicatrices. Et tous la dévisageaient.

Une voix moqueuse susurra sombrement depuis le toit :

– Et bien, qu’avons nous là ? Aurais-tu perdu ta langue, humaine ?

La servante terrifiée tomba à genoux, sanglotant de terreur. Les chats fantômes n’étaient pas connus pour leur clémence, ils allaient la tuer et la dévorer, ici et maintenant.

Soudain, une forme familière bondit devant elle. Le dos rond et les crocs découverts, se dressait le chat gris.

– Ne la touchez pas ! Cette fille m’a sauvé jadis, je lui dois bien ça !

Lorsqu’elle vit son ami, toutes les peurs de la servante s’évanouirent. Ignorant comment le cou de la pauvre bête formait un angle étrange, elle le prit dans ses bras. Ronronnant comme le tonnerre, le chat la regarda avec des yeux brillants :

– Votre dévotion me touche, mademoiselle, mais vous ne pouvez rester ici. Cette horrible femme et ses laquais ont déclenché la fureur du syndicat des chats.

Derrière elle, un douce voix un peu vacillante tira la fille de sa transe. Elle se retourna et tomba face à face avec la vieille femme et la jeune dame, qui sans ciller la mesuraient de leurs yeux jaunes.

– D’odieux humains ont blessé chacun d’entre nous. Mais, nous sommes vieux à présent, et nous ne souffriront pas que ces méfaits restent impunis.

La jeune femme sourit d’un air complice, sa bouche trop pleine de dents fort pointues :

– L’un d’entre nous a parlé pour toi ma belle, tu ferais mieux de déguerpir et vite – avant que nous oublions que tu n’es pas comme les autres humains.

Le chat gris murmura amoureusement :

– Mon âme trouvera le repos grâce à l’aide de mes amis. Maintenant file, je m’assurerai que tu atteignes la prochaine ville saine et sauve.

Poussée par son ami, la servante aux yeux rougis réunit en toute hâte ses maigres possessions. Mais, avant qu’elle ne puisse s’éclipser,  la vieille femme l’attrapa par la manche et lui lança un clin d’œil matois :

– Nous honorons toujours nos dettes.

La fille ne s’attarda pas plus longtemps : elle prit ses jambes à son cou. Elle passait tout juste les portes du domaine que le vent porta l’odeur âcre de la fumée. Le manoir était en feu.

C’est alors que des miaulements mauvais résonnèrent dans la nuit, bientôt suivis de cris de panique… et d’agonie.

Plus tard, alors que la servante sonnée était attablée dans une auberge, ses bras tremblants serrés autour d’elle, elle sentit un étrange poids peser dans sa manche. Perplexe, elle tata le tissus et ses doigts finirent par attraper un fin paquet, enveloppé de beau papier blanc. A l’intérieur, brillait une unique pièce d’or.

Récompense du syndicat des chats.


Notes :

Cette histoire met en scène des bakeneko (ou “chat changé”). Ces monstres sont habituellement de vieux chats à l’esprit mauvais et revanchard, qui ont développé des pouvoir magiques avec l’âge. Les Bakeneko (et leurs cousins proches les nekomata) aiment duper et dévorer les humains – parfois même leurs propres maîtres. Pourtant, d’autres contes les dépeignent comme férocement loyaux et prêt à défendre ceux qu’ils aiment (l’arc Bakeneko de la série horrifique Ayakashi est un très bon exemple – vous pouvez la regarder ici).

Dans le Japon ancien, les chats abondaient dans les villes (un décret de 1602 les avaient d’ailleurs libérés afin qu’il protègent les vers à soie des rongeurs). Bien qu’adorés par beaucoup, la nature parfois vicieuse de leurs chasses et leur tendance à éteindre les lampes (les chats léchaient l’huile qui était alors souvent faite à partir de poisson), ont aussi donné aux chats une aura un peu démoniaque. D’où de nombreuses légendes urbaines assez sombres, à l’image du conte d’aujourd’hui.

Le chat donnant une pièce d’or n’est pas un motif du au hasard. Ces grandes pièces ovales, appelées koban, sont depuis longtemps associées aux chats, notamment grâce à au populaire maneki neko qui les tiennent entre leurs pattes (où les portent sur leurs fronts dans le cas du pokemon Miaouss ^^)

Une remarque pour finir, le proverbe Neko ni koban (des pièces d’or au chat) est l’équivalent japonais de “donner des perles aux cochons”

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