Conte japonais #56 – Cordes de soie

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Il y avait une fois, près d’un village isolé, un vieux temple que chacun croyait hanté.

C’était un bel endroit, calme et paisible. Bien que depuis longtemps abandonné, ses planches de bois polis brillaient encore chaleureusement au soleil, et ses lanternes de bronzes demeuraient épargnées par la mousse.

Pourtant, par un mystère insondable, toute personne qui s’y rendait disparaissait. Paysans, bûcherons et simples voyageurs qui foulaient les terres du temple finissaient tout simplement par se volatiliser, et ne réapparaissaient plus jamais.

Un jour, l’homme le plus orageux du village le plus proche en eu assez. Roulant des muscles, il fanfaronna à pleins poumons :

– Regardez vous, vous avez tous peur de votre ombre ! Si monstre il y a, comptez sur moi, je vais nous en débarrasser !

Il revêtit son manteau de paille et pris la route du temple.

L’homme avait à peine quitté le village que, regardant nerveusement autour de lui, il sortit une flasque de saké de son balluchon. Et à chaque pas sur le chemin, il ris lampée sur lampée.

Lorsqu’il atteignit enfin le temple, le prétendu chasseur de monstre, les joues rouge vif, sifflotait gaiement, la démarche bien moins assurée qu’à son départ.

Gloussant, il pénétra dans le bâtiment principal et bredouilla :

– M-monstre ! M-me voilà !

Rien ne se produisit.

Le chasseur fit la moue. Il s’assit en maugréant, sortit une seconde flasque de saké et commença à boire. Le crépuscule s’installa, drapant les pièces du temple de vives couleurs.

Une trille cristalline dégringola du plafond.

L’homme leva la tête et resta bouche bée : un shamisen se balançait entre deux croisées du plafond peint, la peau de sa caisse comme neuve, ses cordes de soie scintillant d’argent dans le soleil couchant.

Fasciné, le chasseur se mit sur la point des pieds pour l’attraper. Ses mains restèrent collées.

Jurant, l’homme tira et tira jusqu’à ce que l’instrument ne finisse par choir. Les mains toujours immobilisées, il tenta de se dégager en donnant des coups de pied. Son pied resta lui aussi englué.

Le chasseur commençait à paniquer :

– I-il y a quelqu’un ? Venez m’aider !

Soudain, le shamisen laissa échapper un nouvel accord joyeux et s’éleva haut dans les airs, comme tiré par des fils invisibles. Et l’homme ne put que suivre le mouvement en hurlant.

La dernière chose qu’il vit avant que les ténèbres ne l’engloutissent fut une multitude d’yeux miroitants froidement dans le noir tapit au dessus du faux plafond.

Les jours et les mois passèrent, et les rumeurs enflèrent. L’histoire du monstre du vieux temple parvint finalement aux oreilles d’un moine errant.

Le saint homme, habitué à combattre les esprits malfaisants, décida de tenter un exorcisme.

– Je débusquerai ce qui rôde dans ces ombres.

Les villageois, qui avaient perdu leur plus brave compagnon, essayèrent de le dissuader:

– Nous ne pouvons vous laisser faire ça ! Vous mourrez vous aussi !

Le moine sourit et fit tout ce qui était en son pouvoir pour les persuader. Après bien des heures de discussion, les fermiers finirent par le laisser passer, pointant d’un air défait la direction du sanctuaire :

– Vous n’êtes qu’un fou !

Le moine, cheminant d’un bon pas grâce à son fidèle bâton de marche, parvint rapidement au temple abandonné. Comme feu le chasseur, il pénétra dans le bâtiment principal et, surpris de ne rien trouver de spécial, finit par s’y installer. L’attente commença.

Une fois encore, un accord cristallin tomba du plafond.

Le moine leva la tête : le beau shamisen se balançait entre les croisées, hypnotisant et enchanteur

– Que voilà une bien étrange vision… Cela semble bien trop beau pour être vrai…

Ignorant l’instrument qui jouait délicatement, l’homme intrigué saisit son bâton de marche et piqua à l’aveugle au coeur d’une croisée.

Le moine piqua et piqua encore et soudain, un horrible hurlement stria l’ombre au dessus de lui.

L’homme pâlit mais continua à piquer, encore et encore. Les cris stridents continuèrent avant de lentement se transformer en gémissements. Après des longues heures, le silence finalement se fit.

Au matin, un délégation inquiète de villageois foula les terres du temple. Serrés les uns contre les autres, il appelèrent craintivement :

– Maître ? Maître, vous êtes toujours vivant ?

Une voix éreintée leur parvint :

– Votre monstre… Enfin, vous devriez voir ça par vous même.

Les villageois entrèrent dans le grand hall et stoppèrent net.

Le faux plafond avait cédé sous les nombreux assauts du moine. Dans son effondrement, il avait déversé des centaines et des centaine d’ossements qui parsemaient à présent le plancher.

Recroquevillée en leur sein, reposait une araignée monstrueuse, aussi large qu’un homme. Dans ses pattes, la créature serait un superbe shamisen sans cordes.

Le moine dégagea l’instrument de son emprise et soupira :

– Tu ne chanteras certainement plus jamais…


Notes :

Cette histoire horrifique met en scène un monstre appelé Jorogumo, un nom qui désigne aussi les araignées Nephiles. Les jorogumo sont des youkai dangereux qui adorent appâter les humains, tout spécialement les hommes, pour les dévorer. Elles apparaissent comme totalement ou partiellement humaines, prenant toujours le visage de belles séductrices.

Leur nom s’écrivait à l’origine avec des kanji signifiant “araignée putain” ce qui explique sans doute l’association souvent présente dans les contes entre elles et les traits et outils de travail des yujo (prostituées) – dont le shamisen.

Le shamisen est un instrument à corde d’inspiration chinoise dont on joue en utilisant un plectre. Traditionnellement au Japon, sa caisse était tendue de peau de chat et ses 3 cordes faites de soie. Le shamisen était un instrument très apprécié, utilisé tant au kabuki que lors de banquets (par exemple par des yujo comme évoqué ci dessus) ou lors de fêtes populaires (musiciens ambulants etc).

[sources images : 1 / 2 / 3 ]

16 réflexions sur “Conte japonais #56 – Cordes de soie

  1. Lup Appassionata dit :

    Les jorogumo ne me dise rien qui vaille… brrr, c’est mon côté arachnophobe qui prend le dessus 😉
    J’avais écouté du shamisen dans une émission, mais je ne savais pas qu’il était recouvert de peau de chat ou de chien, du coup, c’est pas top ^^
    Merci pour ce conte qui m’a permis d’apprendre pleins de choses 🙂

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