Il y avait une fois, huit bons amis qui cheminaient de concert. Ils avaient bien préparé leur périple, étudiant minutieusement les guides de voyage et marquant toutes les choses qu’il ne leur fallait pas manquer. Et, de stations en stations, ils profitaient des nombreuses maisons de thé et auberges raffinées qui parsemaient la route.
Un soir, après s’être baignés dans les sources chaudes de leur auberge, ils se réunirent dans la suite que tous partageaient.
Les servantes finissaient de préparer les chambres pour la nuit, filant silencieuses dans les longs corridors. Les voyageurs hélèrent joyeusement l’une d’elle et dirent:
– Ce soir, nous célébrons notre amitié ! S’il te plait, ramène nous quelque chose à boire !
La servante jeta un coup d’œil aux huit hommes, visiblement nerveuse. L’un d’eux demanda, intrigué :
– Quelque chose ne va pas ?
La jeune femme pâlit, et s’inclinant profondément, elle balbutia à toute vitesse :
– Vous êtes huit personnes dans une chambres de huit tatami. Si vous buvez là, vous allez attirer les fantômes !
Les hommes éclatèrent de rire :
– Oh ma petite, ça n’est pas possible !
– Les superstitions campagnardes sont tellement adorables !
L’un d’eux jeta un sourire étincelant à la craintive servante, et ajouta avec un clin d’œil charmeur :
– On verra bien. Apporte nous à boire ma belle.
Et les huit amis poursuivirent leur petite soirée, plaisantant et devisant gaiement tout en descendant flasque après flasque.
Après une telle fête, vers l’heure du bœuf, sept s’étaient effondrés d’un sommeil lourd et aviné, l’un ronflant bruyamment, un autre bavant dans son sommeil. Pourtant un voyageur demeurait bien éveillé, crispé sur son futon, douloureusement attentif à tous les petits bruits de la nuit.
– Est-ce le fantôme? Nan, respire mon vieux. Ca doit juste être une souris, une mignonne, minuscule souris. Et ça ! Qu’est ce que c’est ? C’est le fantôme c’est sûr !
Et sa folle imagination redoublait d’efforts, minutes après longues minutes.
Alors que l’homme tout tremblant grommelait et se tournait de tous côtés, ses sueurs froides trempant son futon, la porte coulissante de la chambre s’ouvrit, silencieuse comme une souffle. L’homme se figea.
Flottant comme de la fumée, une femme pâle entra, le visage caché par un voile blanc. Elle s’assit tranquillement près du dormeur qui bavait toujours et se pencha gracieusement vers lui, semblant l’embrasser sur les lèvres.
Soupirant comme un chat repu, elle se tourna ensuite vers le dormeur suivant. Avec un rire feutré, elle papillonna de lèvres en lèvres, jusqu’à finalement se pencher sur l’insomniaque.
Complètement paniqué, l’homme bondit hors de son futon et prit ses jambes à son cou, hurlant à pleins poumons. Trébuchant, il fuit à travers les sombres corridors barrés d’épaisses toiles d’araignées. Et décampa dans la nuit.
Le jour suivant, les villageois découvrir sept corps dans une vieille maison abandonnée. Tous semblaient simplement profondément endormis – si l’on passait outre leurs langues tirées qui reposaient bleues et gonflées sur leurs lèvres gercées.
Le survivant, qui avait attendu le lever du soleil caché dans les fourrés, n’en croyait pas ses oreilles :
– Tous ont oublié l’auberge ! Tous nous ont oubliés ! C’est l’œuvre d’un fantôme c’est certain ! Il ne m’aura pas !
Pleurant ses camarades, l’homme quitta précipitamment la petite ville. Marchant, courant presque, il atteignit bien vite la station suivante et demanda à la ronde un endroit où dormir.
Les villageois le dirigèrent bien vite vers la maison d’une veuve. Avec un sourire bienveillant, la vieille femme accepta de l’accueillir pour la nuit.
Plus tard ce soir là, alors que l’homme engloutissait un bol de riz, il raconta à la vieille son étrange histoire.
– Tu le crois ça grand-mère : mes chers, chers amis, tous morts à cause d’une stupide petite fête. Huit personnes dans une chambre de huit tatami, tu parles d’une malédiction !
Il fondit en larmes alors que la vieille femme lui tapotait le bras avec compassion.
– Et cette femme fantôme. Brrrr, juste me parler d’elle me donne la chair de poule !
Soudain, entre ses pleurs, l’homme réalisa que la vieille ne tapotait pas son bras pour le réconforter. Non : elle cherchait à attirer son attention.
Il tourna la tête vers elle. Son bol de riz tomba au sol.
La vieille femme n’était plus. A sa place, pieds et mains engloutis par de doux serpents de fumée, se tenait la femme pâle. Sous son voile blanc, l’homme jura qu’elle souriait.
Le vent murmura :
– Tu ne t’enfuiras pas ce soir.
Les yeux fous, criant désespérément, l’homme tenta frénétiquement de s’échapper. Il donna des coups de pieds et de griffes, et finit par déchirer le voile.
Et la dernière chose que l’infortuné voyageur vit avant de passer à trépas, ne fut rien qu’une étendue de peau, blanche si blanche, la où aurait dû se trouver un visage.
Notes :
Le monstre d’aujourd’hui n’est jamais nommé mais son comportement est très semblable au Noppera-bô. Ces youkai – aussi appelés mujina – ressemblent à des gens normaux, à l’exception du fait qu’ils n’ont pas de visages : leur figure n’est fait que de peau lisse. Habituellement, les noppera-bô se contentent d’effrayer les gens, les suivant parfois pour leur faire peur plusieurs fois de suite en changeant leur apparence (comme dans le conte “le Mujina d’Asakusa”).
Je n’avais jamais lu d’histoire où un noppera-bô tuait réellement des gens. Je pense que cette version mélange plusieurs traditions, ce qui explique son côté histoire de fantôme (le vol de vie par un baiser est notamment un motif assez classique dans les histoires d’épouvante).
Il en va de même pour la superstition à propos des huit personnes buvant dans une pièce de huit tatami : le 8 est normalement un bon chiffre au Japon, pas comme le 4 (qui se prononce comme “mort”) ou le 9 (qui sonne comme “douleur”). Si vous en savez plus dites le moi, je suis curieuse !
Note à part : le Japon mesures encore les pièces en utilisant des unités de tatami (le jô et le tsubo).
Les animaux du zodiaque étaient auparavant utilisés pour nommer les heures (comme le détail avec humour cet article). L’heure du boeuf (Ushimitsu-ji, de 1 à 3h du matin) correspond à ce que des occidentaux appelleraient “l’heure du crime”, l’heure sombre des affaires louches – et des monstres qui rodent.