Conte japonais #49 – Santé !

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Il y avait une fois, dans l’ancienne ville d’Edo, un vieux magasin qui vendait des antiquités. C’était un bel établissement très couru car connu pour ses objets rares et ses chefs d’oeuvres.

Un été, les propriétaires s’absentèrent pour visiter leur famille et il décidèrent de confier leur boutique bien aimée à leur meilleur employé.

Les jours passèrent, sans histoires, jusqu’à ce qu’un riche client passe le rideau et entre dans l’échoppe. L’homme jeta un regard hautain et ordonna d’une voix haut perchée :

– Je cherche des peintures de paysage. Montre moi vos meilleurs pièces.

L’employé s’inclina et lui présenta rapidement les plus beaux rouleaux. Mais, aucun peintre connu, aucun dessin sans défaut ne semblait satisfaire le riche mécène.

D’un geste impatient, il écartait toutes les oeuvres une à une :

– D’un commun assommant, bien mal exécuté, oh et cette calligraphie est absolument horrible… Et tout le monde dit que cette boutique est la meilleure de la ville. Tu n’as vraiment rien d’autre à me proposer mon garçon ?

Le vendeur commençait à perdre patience devant ce client bien difficile, mais son sourire ne vacilla pas. Il s’inclina encore, se confondant en excuses pour masquer sa gêne. Et il décida de changer d’angle d’attaque :

– Mon seigneur, je sais que vous recherchez des paysages, mais quelque chose de différent pourrait peut être vous satisfaire ?

Et il dévoila un nouveau rouleau. Les yeux du riche client brillèrent d’envie.

Émergeant d’un pâle brouillard, une femme éthérée se dressait élégamment. Toute vêtue de blanc, le visage lointain et le pieds perdus dans la brume, on ne pouvait s’y tromper : cette beauté était un fantôme qui regrettait sa vie passée.

Le mécène ne put cacher le désir qui émaillait sa voix faussement lasse :

– Combien pour celui ci ?

L’employé donna un prix, gonflant volontairement la somme, certain que l’homme allait âprement marchander chaque centime. Pourtant, le riche client se contenta d’aquiecer impatiemment :

– Si peu ? Bien, voilà la moitié, je t’apporterai le reste demain. Et ne t’avise pas de la vendre à quelqu’un d’autre !

Et il s’en retourna.

L’employé regardait incrédule l’argent qu’il tenait dans ses mains. Cette peinture ne valait certainement pas tant ! Puis, un sourire radieux fleurit lentement sur ses lèvres :

– Ce soir, je boirai à la santé de cet imbécile !

Plus tard cette nuit là, après une longue soirée de beuverie à la taverne, l’employé fit un retour fort alcoolisé à la boutique.

Il se cogna dans les meubles, placards et tabourets demeurant complètement indifférents à ses “chut” avinés. L’homme arriva finalement face au fantôme sur la peinture.

Il s’inclina, tombant presque à la renverse :

– Te voilà toi ! Félicitations ma belle : tu as bien roulé ce crétin !

Il gloussa comme un idiot et leva sa main, comme s’il portait un toast à la femme muette:

– On devrait fêter ça ! Allez viens, sors d’ici qu’on puisse prendre un verre, partenaire !

Les mots avaient à peine quitté ses lèvres que l’homme saoul senti un frisson courir le long de son dos. La chaleur étouffante de l’été s’était soudain évanouie, remplacée par des courants d’air glacés. Les bruits de la ville s’étaient tus tout comme le chant des criquets. L’employé, soudain très mal à l’aise, eut un rire bête.

Toutes les lampes à huile s’allumèrent. L’homme sursauta et recula, les jambes flageolantes. Les cheveux sur sa nuque se dressèrent quand il entraperçut quelque chose bouger tout près de lui.

Il tourna la tête, et se retrouva face à face avec une femme. Elle sourit gentiment

– C’est bien ici qu’il y a une fête ? J’ai cru entendre que tu cherchais quelqu’un avec qui partager une bonne bouteille.

Le cerveau embrumé de l’homme n’alla pas plus loin qu’un simple “oh, elle est tellement belle”. Et il ferma les yeux sur le fait que la peinture était à présent complètement vide.

Il gloussa en rougissant :

– Je n’aurais pu rêver plus charmante compagnie ce soir.

La femme rayonna et applaudit de joie. Elle sortit une bouteille de sake et deux coupes, presque comme par magie.

Et c’est ainsi que l’employé fort confus, bien trop saoul pour avoir peur, se retrouva à trinquer avec un fantôme. Ils burent, la bouteille de sake semblant sans fond, et ils dancèrent, plaisantant comme deux vieux amis.

Quand vint le matin, les rayons du soleil réveillèrent le vendeur. Il se leva, la gorge sèche et la tête lourde. Il tenait la cuite de sa vie.

– Et bien quel rêve ! J’étais franchement rond hier…

Il parcourut en maugréant la boutique, jusqu’à atteindre la peinture. La femme fantôme était toujours là – mais plus aussi gracieuse et charmante que la veille.

Elle s’était assise, nichée dans son brouillard éthéré, et se tenait la tête entre ses mains. L’employé ne put s’empêcher de rire :

– Apparemment je ne suis pas le seul à avoir la gueule de bois !

La femme peinte ne pouvait émettre un son mais l’homme jura l’avoir vu grogner. Elle se couvrit les yeux, et se détourna de lui. L’employe paniqua :

– Non, non, non, ne t’endors pas : Le pigeon doit venir te chercher aujourd’hui, et j’ai besoin que tu reprennes ta jolie pose sinon il n’achètera jamais la peinture !

La femme soupira et se leva à contrecoeur. Elle réarrangea la brume autour d’elle et se redressa, la tête haute et les yeux lançant des éclairs.

– Oui je sais, moi aussi cette lumière me tue. J’ai tellement mal au crâne !

Du bout des doigts, la femme mima des larmes roulant sur ses joues. Il rougit :

– Je sais ma belle, tu vas me manquer aussi. Mais tu sais quoi, si tu le peux, passe quand tu veux. Car on s’est sacrément bien amusés la nuit dernière, hein !

La femme fantôme sourit de toutes ses dents et acquiesça vigoureusement avant de s’arrêter net. Son visage avait pris un teinte verdâtre. L’employé  éclata une nouvelle fois de rire, et la taquina tendrement:

– Qui aurait cru que les fantômes pouvaient avoir la gueule de bois !


Notes :

L’Art japonais comporte différentes catégories. Par exemple, si les sansui sont des peintures montrant des paysages, les images de fantômes et de monstres sont appelés yurei-zu. Ces types de peintures étaient très populaires à la fin de la période Edo.

Le Japon a toujours eut une grande tendresse pour les monstres et les fantômes, entre superstition et recherche de sensation forte. Un célèbre jeu de l’époque Edo était ainsi le Hyakumonogatari Kaidankai (100 histoires de fantômes). Les gens se réunissaient la nuit et allumaient une centaine de lampes. Puis chacun racontait une histoire de fantôme ou de meurtre. A la fin de son récit, le conteur éteignait une lampe – jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une. On pensait alors que raconter un centième conte et éteindre la dernière lampe pouvait conjurer un esprit malin.

De nos jours, cette tradition est parfois encore observée en été – la saison des fantômes au Japon. Cette association est en partie due à la fête des morts (Obon) qui se tient en Juillet ou en Août. Les japonais adorent aussi les frissons que procurent les histoires de monstres, les films ou les maisons hantées – les frissons de peur permettent de chasser l’étouffante chaleur estivale !

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