Conte japonais #43 – Mélodie Fantôme

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Il y a bien longtemps dans la ville de Kyoto, l’empereur possédait un extraordinaire luth biwa. Appelé Genjo, le très vieil instrument avait été transmis de générations en générations depuis les temps immémoriaux. Fait du plus beau bois sombre, son col fin s’élançait vers le ciel tel une grue gracieuse.

Renommé pour sa voix claire, Genjo était l’un des plus fabuleux trésors de la cour. Seul l’empereur avait le droit d’y toucher, et bien peu pouvaient se vanter d’avoir entendu son chant car l’homme n’était pas très bon musicien.

La plupart du temps, le luth demeurait sous bonne garde au coeur du palais, reposant dans un coffre de bois précieux empli des plus fines soies.

Un matin pourtant, l’instrument disparut. Les domestiques passèrent au peigne fin le palais tout entier, des chambres d’or aux merveilleux jardins, mais ne trouvèrent trace du biwa.

L’empereur tonna, désespéré :

– Qui ?! Qui a osé voler mon Genjo !

Courtisans et gardes, dames d’honneur et servantes, tous restaient figés face contre sol, tremblant de peur devant la colère impériale.

Le Ministre de la Droite finit par rassembler son courage et il bafouilla :

– Votre Majesté Impériale, un instrument aussi incroyable ne saura être facilement caché. Nous trouverons le rat qui l’a ravi, je le jure !

Bientôt, la rumeur gagna la ville. Partout, les rues bruissèrent de on-dits et de murmures, mais personne ne pouvait expliquer ce vol mystérieux.

Plus tard cette nuit là, dans une noble maison, un jeune homme appelé Minamoto no Hiromasa soupira en regardant la lune :

– La disparition du Genjo est une telle tragédie. Je n’aurais plus jamais la chance de l’entendre chanter…

Hiromasa était une âme délicate et très bon joueur de biwa. Des années durant, il s’était entraîné afin de maîtriser accords et tons, rêvant qu’un jour il jouerait pour l’empereur. Le vol d’un instrument aussi incroyable l’attristait au plus au point.

Une mélodie mélancolique résonna faiblement dans les ténèbres.

Hiromasa se redressa aux aguets, écoutant avec attention la musique de la nuit. Au loin, la mélodie tinta de nouveau.

– Quel son superbe ! Ce musicien est vraiment doué…

Emporté par cette étrange chanson, le noble appela son serviteur et tous deux sortirent en toute hâte dans la nuit noire. Ils marchèrent et marchèrent dans les rues désertes, leurs pas seulement éclairés par une frêle lanterne de papier.

Portée par le vent de minuit, la musique sonnait de plus en plus fort alors que leurs pas nerveux les conduisaient à travers les quartiers sud de la ville. Les belles demeures avaient depuis longtemps fait place à de mornes taudis. Et soudain, la lugubre silhouette de la porte Rashomon sortit de l’ombre.

Avec ses double toits et ses piliers peints de rouge, sombre comme du sang séché, la porte semblait être une gueule pleine de crocs, un monstre prêt à engloutir aussi bien passants innocents que criminels notoires.

La triste chanson se faisait toujours entendre, tombant pure et claire depuis le toit. Alors que son domestiques pâlissait, prêt à fuir, Hiromasa songea :

– Pourquoi un tel artiste viendrait se réfugier dans un endroit pareil. Seul les démons prospèrent en ces lieux…

Il écarquilla les yeux :

– Un démon bien sûr ! Qui d’autre aurait pu dérober le Genjo et disparaître sans être vu !

Le porteur de lanterne gémit, mais avant que le petit homme n’ait pu faire un geste, Hiromasa s’était déjà approché et criait :

– Toi ! Ce luth n’est pas le tien ! J’ai suivi ta musique dans les ténèbres et maintenant, je t’ordonne de rendre le Genjo.

La musique stoppa net sur un long accord dissonant. Un silence étouffant recouvrit la nuit.

Quelque chose tomba du toit de Rashomon.

Le serviteur laissa échapper un cri aigu et laissa tomber la lanterne. Prenant ses jambes à son cou, le petit homme disparut dans l’ombre laissant son maître seul face au danger.

Alors que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, Hiromasa découvrit l’étrange forme qui se tenait maintenant à quelques pieds de lui. Voilée de soies diaphanes, la silhouette avait des hanches larges et de long membres, un cou gracile… et pas de tête.

Hiromasa eut un cri de surprise. Devant lui se dressait non pas un démon, mais le Genjo. De longues années sur cette terre avaient accordé au luth une âme véritable.

L’homme tomba à genoux et s’inclina profondément au pied de l’antique instrument, puis il leva ses belles mains de musicien en signe d’adoration .

– J’aurais dû deviner qu’une musique si incroyable ne pouvait avoir été créé par un humain ! Oh Genjo, tu manques terriblement à l’empereur. Je t’en supplie, regagne le palais !

La biwa ne fit pas un geste, ne laissant échapper qu’un accord éploré. Hiromasa comprit pourtant ces notes aussi bien que si elles avaient des mots :

– Tu est triste, seul tout le jour au palais où personne ne peut entendre ta voix n’est ce pas ? Tu sais, peut être que je pourrais parler à l’empereur, lui expliquer pourquoi tu t’es enfui ?

Un mélodie brillant et colorée jaillit.

Hiromasa approcha une main tremblante. Dès qu’il l’effleura, l’être éthéré s’évanouit. Et dans ses bras, le noble tenait à présent tendrement un merveilleux luth.

Lorsqu’il retourna au palais, Hiromasa fut accueilli en héro. L’empereur était tellement heureux que son biwa lui ait été rendu qu’il nomma le jeune homme musicien de la cour. Et le Genjo ne disparut plus jamais seul dans la nuit.


Notes :

Le biwa est instrument de musique Japonais inspiré du pipa chinois. Instrument favoris de la déesse Benten, ils étaient (et sont encore) très coûteux ce qui explique qu’ils étaient surtout l’apanage des gens riches et de la royauté. Le Genjo est un biwa célèbre que possédait l’empereur et beaucoup d’histoires l’accompagnent : on dit ainsi qu’il a échappé de lui même à un incendie, s’en tirant sans un égratignure !

Comme bien des objets, les très anciens instruments de musique peuvent développer une âme, devenant des êtres animés appelés tsukumogami. Les biwa youkai ont même leur propre appellation, “biwa bokuboku”. Ce ne sont pas vraiment des créatures malignes, on les croise surtout jouant de tristes ballades la nuit, se languissant de leur propriétaires passés.

La porte de Rashomon était l’une des principales entrées de l’ancienne Kyoto, et a inspiré pièce noh, nouvelle et film. Située à l’extrême Sud de l’avenue Suzaku, c’était un endroit craint, car menacé par les inondations et surtout repaire de bandits et voleurs. Dans de telles conditions, le fait que les gens aient pendant longtemps pensé que des démons y vivaient (comme le grand Ibaraki Doji) n’est pas surprenant !

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