Conte japonais #40 – Une main agile

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Il y avait une fois, un vieux temple vénérable surplombait une rivière impétueuse. Des gens venus de toute la province s’y rendaient pour prier, espérant de tout leur coeur avoir la chance de rencontrer le grand prêtre.

A la tête des moines depuis bien des années, c’était un homme fort révéré, célèbre pour sa droiture morale. Inébranlable, il n’absolvait ses ouailles que lorsque leurs regrets étaient absolument sincères.

Cependant, sous son visage austère et son attitude sévère, le grand prêtre avait bon coeur et il était toujours prêt à guider les âmes perdues sur le chemin de la rédemption.

Une nuit, après un long service de prières et de récitation des sutras, l’homme saint eut finalement le temps de se rendre à la salle d’eau. Comme de coutume, ces toilettes avaient été bâties au dessus de la rivière, ingénieuse chasse d’eau naturelle.

Dans la petite pièce faiblement éclairée, le grand prêtre releva ses lourdes robes noires et s’accroupit.

Avant qu’il n’ait eu le temps de se soulager, une chose froide et humide effleura ses fesses. Il sursauta :

– Et bien, la rivière doit être bien déchaînée ce soir !

Il s’accroupit de nouveau, prêt à faire son affaire. Mais la sensation se fit une nouvelle fois sentir. Cette fois il n’y avait aucun doute : une petite main était définitivement en train de lui tapoter les fesses !

Le grand prêtre était un homme calme, et il lui en fallait beaucoup pour être décontenancé. Il ne cria pas et ne prit pas ses jambes à son cou. Sous lui, la main humide continuait à palper à l’aveugle, se rapprochant doucement mais surement de son repli le plus secret.

Avec un geste tranquille, l’homme dégaina le couteau qu’il portait à la ceinture. Puis, vif comme l’éclair,  il pivota et se saisit de la main baladeuse qu’il trancha, d’un seul coup précis.

Le prêtre se releva et s’approcha précipitamment de la lampe vacillante. Il fronça les sourcils : la main qu’il tenait n’avait rien d’humain. Il s’agissait plutôt d’une espèce de patte palmée, couronnée de griffes épaisses. Des écailles d’un vert lugubre scintillaient dans la faible lumière.

Un gargouillement s’éleva soudain dans les ténèbres :

– Blessé ! Je suis blessé !

Le saint homme ouvrit la porte des toilettes et se figea. Devant lui, gouttant sur le parquet de bois sombre,  se tenait une petite créature qui pleurait à gros bouillons. Vert et poisseuse des pieds à la tête, ses traits de lutin étaient couronnés d’un crâne chauve et plat.

L’ondin tendit son bras blessé :

– Maître je t’en prie : rend moi ma main !

Le grand prêtre grogna :

– Tu l’as bien mérité ! Tu crois que je ne sais pas que vous autres kappa aimez voler l’âme des humains ?

Le kappa écarquilla les yeux et couina :

– Mais elles sont tellement délicieuses !

L’homme carra les épaules et dit, de sa voix la plus sentencieuse :

– Tu as reçu un juste châtiment. Que cela te serve de leçon. Maintenant, ouste !

Les pleurs du kappa enflèrent et enflèrent et bientôt, il disparu dans une flaque.

Mais le soir suivant alors que le grand prêtre était profondément endormi, il se réveilla soudain en sursaut. Il flottait dans l’air une forte odeur de poisson pourri.

Une petit voix transperça la nuit :

– Maître je t’en prie : rend moi ma main. Ce que j’ai fait était mal, promis je ne recommencerai pas !

Le prêtre n’était pas un méchant homme, et il n’était pas très fier d’avoir blessé un être vivant. Il poussa un profond soupir :

– Kappa, tes frères et toi êtes de vrais vauriens. Je ne suis pas certains que tu aies réellement compris ton erreur… Tu dois te repentir sincèrement, du plus profond de ton coeur.

Le lutin baissa sa tête chauve, ses grand yeux tout larmoyants.L’instant d’après il avait regagné la rivière.

Les jours passèrent, sans histoire. Le grand prêtre rangea la main de kappa dans une boîte de bois. Et il finit par l’oublier. Une nuit pourtant, alors qu’il était plongé dans ses prières, il sentit un petit coup de coude. Le kappa était finalement revenu.

La créature s’inclina poliment, puis s’agenouilla devant le grand prêtre, ses pieds palmé bien alignés sous lui.

– Maître, j’ai décidé que plus jamais je n’ennuierai ou ne blesserai un être humain.

Le saint homme était très surpris : plus aucune trace du farfadet pleurnicheur, le kappa semblait calme et posé, en paix avec  lui même.

– Bien, c’est très bien. Je suppose que tu souhaites que je te rende ta main à présent ?

La kappa laissa échapper un petit rire; et répondit avec un sourire pleins de crocs :

– Tu peux la garder ! Après tout, je l’ai bien mérité : j’ai vraiment essayé de manger ton âme !

Le prêtre, qui ne s’attendait pas à cette réponse, en fut tout décontenancé. Le coeur battant, il attrapa la boîte en bois, et l’offrit à l’ondin en s’inclinant

– Tu t’es véritablement repenti de tes erreurs mon ami, et je suis fier de toi ! Tiens, récupères ta main, je m’en veux de te l’avoir tranchée !

Les yeux du kappa se voilèrent de larmes:

– Maître, tu es un sage.

La bête saisit la main et comme par magie, le membre perdu vint de lui même se rattacher à son bras. En quelques secondes, il était totalement guéri, sans même un cicatrice.

Le prêtre poussa un cri de surprise: tous savaient que les kappa connaissaient la médecine, mais la voir pratiquer de ses propres yeux était un véritable miracle. Le lutin remarqua son admiration :

– Tu sais Maître, je pourrais t’apprendre à remettre les os et soigner les blessures si tu le souhaites !

L’homme croisa son regard, surpris, et murmura :

– Ce serait le plus précieux cadeau jamais offert à notre temple…

Et à partir de ce jour, l’ondin repenti, fidèle à sa parole, enseigna au grand prêtre tout ce qu’il savait. Bientôt, le temple devint célèbre pour ses moines médecins et bien des fidèles lui durent la vie  – tout cela grâce à la main agile d’un kappa.


Notes :

Le kappa est l’un des monstres japonais les plus célèbres. Ces drôles de lutins (qui adorent les concombres) sont aujourd’hui considérés comme plutôt mignons. Mais pendant des siècles, les kappa ont été profondément craints : les gens pensaient notamment qu’ils adoraient noyer les imprudents assez stupides pour s’approcher de leur territoire.

On disait aussi que les kappa recherchaient avidement à s’emparer des shirikodama des humains, un joyaux mythique qui était la forme solide de l’âme… et qui reposait dans l’anus. Les kappa sont souvent dépeints comme obsédés par les fessiers : dans les ukiyo-e ou les contes, on les voit tenter de se saisir de cette perle, en palpant les fesses – ou en les mordant ! Ce mythe serait dû à l’apparence qu’avaient les parties des noyés quand on les retrouvait.

Heureusement, les kappa peuvent avoir une face plus joyeuse. On les montre ainsi également comme des farceurs invétérés, très attachés aux règles de la courtoisie. Et ces lutins sont aussi connus pour leurs talents médicaux – qu’il s’agisse de réduire les fractures ou de fabriquer des médicaments, un don très souvent associé aux créatures aquatiques.

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