Conte japonais #35 – Les bandits de Suzuka

suzuka fr

Il y avait une fois une route très connue qui serpentait à travers le Japon. Coupant rizières et douces collines, forêts profondes et pics abrupts, elle reliait la grande ville d’Edo à la charmante Kyoto. Et tous les jours, une foule de gens l’empruntaient, gagnant relais après relais.

L’une de ces étapes se dressait près du col escarpé de Suzuka. C’était une halte redoutée de tous. Haut dans les montagnes, la région n’était que roches arides et arbres fantomatiques.  Mais surtout, chacun savait qu’elle abritait un repaire de bandits.

Ces voleurs de grand chemin étaient tous d’anciens samouraïs ayant perdu leur maître. Sans autres connaissance que la voie de l’épée, leurs vies amères en avaient fait des êtres durs et cruels.

Telles des meutes enragées, ils terrorisaient les alentours, pillant villages et fermes. Mais, leur terrain de chasse favori était le col.

Armés de vieilles épées, de bâtons et d’autres armes de fortunes, les bandits dépouillaient les marchands sans défense. Sous la menace, les pauvres hommes leur remettaient soies précieuses et riz nacré, mets délicats et argent étincelant, simplement heureux que les bandits regagnent leur tanière en leur laissant la vie sauve.

Sans peur, impitoyables,  ces samouraïs déchus avaient battu chacunes des milices envoyées pour les chasser.

Et, comme le col était le seul passage à travers les montagnes, les voyageurs n’avaient d’autre choix que de traverser le morne Suzuka, priant pour leur vie et s’accrochant à leur bonne étoile.

On matin brumeux, des silhouettes émergèrent du brouillard. Simplement vêtus de kimono bleus et de larges chapeaux, deux hommes cheminaient de concert. Derrière eux, un vieux cheval tirait un petit chariot rempli de tonneaux de bois recouverts d’épaisses nattes de paille.

Dans le paisible air matinal, on pouvait entendre un doux fredonnement alors que le chariot cahotait sur la route.

– J’espère bien qu’on ne croisera pas le chemin de ces vauriens !

Le plus jeune des hommes ne cessait de jeter des coups d’oeils le long du chemin, prêt à détaler au moindre signe de danger.

– Tais toi donc. Le patron nous a demandé de livrer ces tonneaux et nous ferons !

Son compagnon, plus vieux, était pâle mais marchait d’un bon pas.

Soudain, une ombre solitaire apparut devant eux.

L’homme âgé se figea. Et avant que le plus jeune ait pu détaler, une multitude de silhouettes se matérialisèrent tout autour d’eux.

Une voix aristocratique s’éleva :

– Bien le bonjour messieurs.

Lentement, des hommes échevelés habillés de haillons puant encerclèrent le chariot. Armés jusqu’aux dents, ils lancèrent aux marchands des sourires carnassiers. Les deux hommes tombèrent à genoux:

– Ayez pitié ! Nous ne sommes que de simples livreurs !

Le chef des bandits ne prit même pas la peine de leur répondre. Il s’approcha et examina le chargement. Levant un sourcil suffisant, il ricana :

– Vous nous avez apporté des tonneaux de saké ? Il ne fallait pas !

Le jeune homme ouvrit la bouche :

–  Mais ce ne sont pas…

Avant qu’il ait pu finir sa phrase, l’une des brutes le frappa.

– Silence imbécile !

Le chef se tourna vers ses hommes :

– Allez au travail vous tous ! Ce soir, nous boirons à notre santé !

Les bandits l’acclamèrent, hurlant comme des chiens affamés. Et ils commencèrent à décharger le chariot.

Les anciens samouraïs étaient loin d’être précautionneux, avides qu’ils étaient de goûter à cet alcool providentiel après des mois de sobriété et d’eau boueuse.

Il entrechoquaient les tonneaux, les tournant sens dessus dessous. Et à chaque choc, l’étrange fredonnement montait.

Le plus vieux des marchands était de plus en plus pâle :

– Je vous en prie faites attention !

Le chef des bandits grogna méchamment :

– Ce saké est notre à présent ! Et si nous souhaitons le boire ici et maintenant, nous le ferons !

Et pour prouver ses dires, il aboya :

– Toi ! Ouvre ce tonneau !

Le sous fifre prit sa hache et commença à frapper le tonneau. A chaque coup, le fredonnement se fit de plus en plus fort jusqu’à se transformer en un bourdonnement sourd.

– Mais qu’est ce que…

Avant que le chef n’ait pu réaliser ce qui se passait, le couvercle du tonneau céda, libérant une nuée noire et or.

Les deux marchands se jetèrent au sol, se pelotonnant autant qu’ils le pouvaient sous leurs kimono et leurs chapeaux.

Des milliers et des milliers d’abeilles, rendues furieuses par le bruit et les coups qui avaient perturbés leur sommeil, attaquèrent. Elles entraînèrent les hommes en guenilles dans une danse enragée, piquant vicieusement bras, et jambes, et mains, et visages.

Dans les autres tonneaux, d’autres abeilles vrombissaient avec colère, prête à défendre leurs soeurs.

Les voleurs couraient dans tous les sens, agitant leurs armes sans succès, certains hurlant déjà de douleur. Et plus ils s’agitaient, plus les abeilles passaient à l’attaque.

En un instant, les bandits paniqués s’éparpillèrent dans la forêt. Bientôt, il ne resta plus que les deux marchands qui, figés au sol, osaient à peine respirer.

Doucement, la furie des abeilles retomba et elles regagnèrent peu à peu leur maison de bois. Tout autour du chariot, les dépouilles d’insectes prouvaient à quel point l’essaim avait bravement combattu.

Tremblant, les livreurs utilisèrent l’un de leurs kimono pour couvrir le tonneau fracturé. Le plus jeune s’exclama :

– Tu peux me croire, plus jamais je ne me moquerais du patron et de sa marotte pour les abeilles !

Et l’on dit que, à partir de ce jour, jamais plus les bandits n’attaquèrent des voyageurs au col de Suzuka.


Notes :

Ce conte se déroule près de la 48ème station de la célèbre route Tokaido. Le col de Suzuka était un passage obligé entre les préfecture d’Omi et d’Ise. Je ne sais pas si des bandits ont réellement terrorisé cette région mais cela est très probable. En effet durant la période Edo, la paix durable et les bannissements ont fait de nombreux samouraïs des ronin. Certains se reconvertirent sans faire de vague mais bien d’autres devinrent des criminels et des voleurs de grand chemin fort redoutés.

Dans la culture japonaise, les abeilles ne sont pas aussi célèbrées que d’autres insectes et on les trouvent assez peu dans les contes. Cette présence très timide est probablement due au fait que l’apiculture a été introduite assez tardivement au Japon. Dans le temps anciens, les abeilles étaient cependant révérées dans certains temples et utilisées comme offrandes ou dans des rituels de divination.

L’apiculture est devenu un passe temps très populaire durant la période Edo, où les gens élevaient des abeilles chez eux dans des ruches faites de paille de riz… ou des bûches et de vieux tonneaux de saké. J’ai trouvé plusieurs association entre abeilles et saké mais je n’ai pas réussi à trouver exactement pourquoi. Est-ce car les abeilles étaient à l’origine gardées dans des temples et sacrées comme le saké ? ou parce que les maîtres brasseurs élevaient des abeilles sur leur temps libre ? peut être pour faire des mélanges comme celui ci ? Le mystère est complet, si vous en savez plus n’hésitez pas à me contacter 😉

L’abeille japonaise est un insecte doux, à l’opposé de son ennemi naturel l’agressif frelon géant. Les contes cependant tendent à généreusement mélanger les caractères de ces deux espèces  (comme celui d’aujourd’hui !).

[sources images : 1 / 2 / 3]

10 réflexions sur “Conte japonais #35 – Les bandits de Suzuka

  1. Lutin82 dit :

    Je confirme que j’aime beaucoup ces contes japonais. Celui-ci rappelle les premiers chapitres de la Trilogie de L’Empire quand Mara des Acoma rencontre des guerriers gris, ces samouraïs déchus.

    Merci également du complément sur les route du col de Suzuki et la place de l’abeille dans la culture japonaise. Abeilles chères à mon coeur en sus!

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