Conte japonais #30 – La cloche de Mugen

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Il y avait une fois, une petite ville du nom de Mugen où se dressait un temple célèbre. C’était une vénérable institution et ses moines étaient très fiers… mais aussi hautains et arrogants.

Un jour, le bruit parvint à leurs oreilles qu’un temple lointain avait béni une belle cloche flambant neuve. L’un des moines s’emporta :

– Notre temple est le plus beau à des lieues à la ronde. Nous ne pouvons laisser ce ridicule petit sanctuaire nous surpasser ! Nous devons avoir la plus magnifique cloche !

Ses frères approuvèrent vigoureusement. En en clin d’oeil tout fut décidé. Ils se saisirent de leurs chapeaux et de leurs bâtons et s’en allèrent frapper à la porte des bonnes gens. Pendant des semaines, la litanie des moines emplit les rues :

– Offrandes, offrandes. Nous collectons vos offrandes, pour la gloire du Bouddha.

– Bronze, or et argent. Du métal pour la cloche qui portera vos prières jusqu’aux cieux.

– Une cloche au son le plus pur. Une cloche qui protégera Mugen des démons.

Les habitants avaient un grand respect pour les moines. Ils fouillèrent leurs affaires, pressés de se surpasser les uns les autres en offrant les plus beaux dons. C’était à qui donnerait le plus précieux héritage ou l’antiquité la plus rare.

Pourtant, dans une petite maison, une jeune femme ne partageait pas la fièvre de ses voisins.

Elle possédait un superbe miroir en bronze, lisse comme l’eau d’un lac, finement gravé de délicates fleurs de prunier, de bambous et de branches de pins. C’était son bien le plus précieux. Depuis des générations, les femmes de sa famille l’avait utilisé, le cédant avec amour à leur première fille.

Derrière ses larmes, la jeune fille pouvait presque deviner le sourire de sa mère se reflétant sur le précieux miroir.

La voix insistante d’un moine résonna dans sa maison :

– Offrandes, offrandes ! Du métal pour la cloche sacrée !

Le coeur lourd, la jeune fille se leva, serrant son miroir contre son sein. Dehors, elle ne rencontra que des visages souriants. Partout, les villageois discutaient et plaisantaient gaiement, l’un tenant à la main une scintillante épingle à cheveux, un autre une belle bouilloire ouvragée.

La jeune femme renifla. Avec réticence, elle se rangea dans la queue qui serpentait jusqu’au temple. Devant elle, les gens déposaient leurs offrandes en une immense pile. Mais, quand son tour arriva, elle ne put faire un geste, ses bras serrés autour de son miroir.

Les gens commencèrent à murmurer. Un moine se leva et l’invectiva bruyamment :

– Es-tu une vraie croyante ou pas ? Allez ma fille, tu retardes la queue !

Honteuse, la jeune fille jeta précipitamment le miroir sur la pile et s’enfuit, cachant ses pleurs derrière ses mains tremblantes.

Bientôt, les dons furent tous réunis. Les précieux trésors étincelaient sous le soleil.

Les moines firent venir les forgerons. Sous les hourras de la foule et les psalmodies des moines, ils allumèrent un brasier. Puis, ils commencèrent à faire fondre les offrandes dans une immense creuset. Petites épingles à cheveux et grosse bouilloires disparurent toutes dans une masse en fusion.

Soudain, un homme trapu laissa échapper un cri :

– Comment est-ce possible ! Celui ci ne fond pas !

Et en effet, chacun pouvait voir qu’un miroir gravé de fleurs de prunier, de bambous et de pins demeurait intact à la surface du métal bouillonnant.

Comme un seuls homme, tous se tournèrent vers la jeune femme. Les moines fulminaient :

– Petite égoïste ! Nous sommes tous témoins de ta vanité ! N’as-tu aucun respect pour la volonté du Bouddha ? Offre ton miroir avec ton coeur et peut être, peut être sera-tus pardonnée !

Autour d’elle, les villageois les jetaient des regards mécontents. Entre des larmes amères, la jeune fille cracha finalement :

– Bien je le donne ! Je le donne !

A peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres qu’elle sentit son coeur devenir froid. Et le miroir fondit, disparaissant dans le bain en fusion.

Des jours et des jours passèrent. Enfin, par un froid matin, la grande cloche fut terminée. Immense et magnifique, son impressionnante silhouette dominait la ville. Par temps clair, on l’entendait retentir à des lieues à la ronde.

Les moines et les villageois étaient enchantés : Mugen avait repris son titre de plus beau temple de la province.

Pourtant, pour la jeune fille, plus rien n’était comme avant. Tous l’ignoraient, lui jetant seulement des regards dédaigneux. Elle finit par devenir solitaire et aigrie. Bien des années passèrent ainsi, et les gens finirent par oublier son histoire. Elle était devenue la folle de la ville, toujours à marmonner sornettes et malédictions dans sa barbe.

Un soir, la vieille femme alla à la rivière et sauta. On ne la revit plus jamais. Mais, dans ses affaires, les villageois découvrir un étrange message :

Elle sonne, tonne et se brise ! Brise la cloche ! Brise la et devient riche !

Les habitants murmurèrent encore et encore les derniers mots de la folle. Et un jour, un homme avide décida de tenter sa chance et commença à sonner la cloche. Constant, il frappait et frappait le métal avec le lourd butoir.

Lourde, entêtante, la cloche sonnait et sonnait, son appel grave retentissait dans toute la région. En transe, d’autres villageois le rejoignirent bientôt :

– Je ne te laisserais pas garder le trésor de la cloche !

Armés de maillets et de gros bâtons, ils frappaient tous frénétiquement. Le vacarme était assourdissant, le chant de la cloche résonnant jusque dans leurs os. De plus en plus de gens les rejoignirent, les yeux fous et avides. Dépassés, les moins ne savaient plus quoi faire pour contenir la foule déchaînée.

– A mon tour ! A mon tour !

La cloche continuait follement à sonner dans un rythme déconcertant. Furieux, les gens se battaient à présent pour l’atteindre, échangeant ça et là des coups. La carillonnement s’accélèra alors que la foule scandait :

– Plus fort ! Brisons la!

La cloche résonna et soudain…

CRAC !

… Les vibrations avaient endommagé la charpente de bois. Des éclats s’éparpillèrent et, dans un nuage de poussière, la lourde cloche se décrocha, écrasant plusieurs personnes sous son poids. Elle était toujours intacte.

L’infamante musique de la cupidité s’était enfin tue. Dans un silence de mort, moines et villageois revinrent lentement à eux. Quelqu’un gémit, proche de l’hystérie :

– Maudite ! Cette cloche est maudite !

L’abbé faisait tout son possible pour calmer la foule. Il ordonna aux moines d’entamer des sutra protecteurs.

– Cette satanée cloche doit disparaître… Toi et toi approchez !

Sous la direction de l’abbé; moines et villageois joignirent leurs efforts et firent rouler la cloche au bas de la colline, là où s’étendait un profond marais. Et on dit que, alors que la magnifique cloche de Mugen s’enfonçait dans la vase, certains aperçurent une étrange silhouette de femme s’évanouir dans la brume.


Notes:

Les cloches sont des objets importants au Japon. Qu’il s’agisse de grands bonsho ou de petites suzu, les gens pensaient que les cloches avaient le pouvoir de repousser démons et mauvais esprits. C’est en partie pour cela que le son profond des cloches joue un grand rôle dans les rituels bouddhistes comme le festivals de morts obon (ōkubo-ōgane) ou le Joyanokane du nouvel an.

A cause de cette aura, on trouve des cloches dans de nombreux contes. Dans le fameux Musume Dojoji, l’amante éconduite Kiyohime se change en serpent et poursuit son amant qui se réfugie sous la cloche d’un temple. Cette histoire est une pièce de noh célèbre et fait aussi partie du répertoire kabuki.

Les miroirs aussi jouent un rôle importants dans la culture japonaise. L’un des objets sacrés de l’empereur est le Yata no kagami, un miroir qui aurait permis d’attirer la déesse Amateresu hors de sa cachette. Objets précieux, les miroirs ont conservé pendant des siècles une aura de magie et de mystère. On les croyait ainsi capables de révéler l’âme véritable d’une personne… ou de l’attraper selon les histoires !

Les miroirs étaient tout spécialement associés aux femmes. C’est n’est donc une une surprise que dans l’histoire d’aujourd’hui, la jeune fille abandonne une partie de son âme dans son miroir. Et, à cause de sa douleur, ses derniers mots ont donné à la cloche un grand pouvoir, celui de révéler la part sombre que nous portons tous en nous. Un exemple très classique d’histoire de fantôme !

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7 réflexions sur “Conte japonais #30 – La cloche de Mugen

  1. Lup Appassionata dit :

    Je découvre ton blog avec joie, et ses poèmes japonais par la même occasion !
    C’est une culture qui m’intéresse beaucoup, j’aime les romans japonais et l’univers de ce pays empli de poésie !
    Merci, je vais me régaler de te lire, et me suis abonnée à tes billets pour ne rien louper dorénavant 🙂

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